Alors que les taux d’intérêt directeurs des grandes banques centrales des pays développés ont été proches de 0% depuis la crise financière, le rythme de leurs remontées, déjà en œuvre aux États-Unis, constitue une inquiétude pour le secteur financier. Catherine Lubochinsky, agrégée de sciences économiques, a analysé les enjeux et les perspectives de cette situation, le 6 novembre dernier, chez AT Kearney à Paris, dans le cadre du partenariat entre le cabinet de conseil et l’Institut Louis Bachelier

Avant de rentrer dans le vif du sujet, Catherine Lubochinsky a rappelé la définition des taux d’intérêt et le contexte dans lequel ils ont baissé : « En tant que prix relatif intertemporel, le taux d’intérêt est une variable cruciale, qui va intervenir dans toutes les prises de décision à la fois pour l’économie réelle et les marchés financiers », tout en ajoutant que « les nouvelles politiques monétaires non conventionnelles, adoptées après la crise, ont conduit les taux d’intérêt à de très bas niveaux, voire négatifs et ont modifié les déterminants classiques de la courbe des taux d’intérêt ».

Des taux d’intérêt nominaux à un plus bas historique

En ramenant leurs taux directeurs proches de 0% et en injectant des liquidités sur les marchés en rachetant des titres de dettes, les grandes banques centrales de la planète, en particulier la Réserve fédérale américaine (Fed), ont voulu relancer l’économie après la plus grave crise depuis 1929.

« Sur un horizon historique long, les taux d’intérêt nominaux sont au plus bas depuis 5000 ans, comme l’a indiqué, Andrew Haldane, l’économiste en chef de la Banque d’Angleterre, dans un discours en 2015. Sur une période plus courte datant des années 1990, les taux d’intérêt nominaux de court et de long-terme sont aussi exceptionnellement bas dans les pays occidentaux », a souligné Catherine Lubochinsky, tout en nuançant que : « Ce constat est moins clair sur les taux d’intérêt réels, déduits de l’inflation. Dans les années 1970, les taux d’intérêt réels étaient également négatifs, en raison de la forte inflation, malgré des taux d’intérêt directeurs à deux chiffres ».

Des taux d’intérêt réels à court-terme négatifs sans inflation

Avant la crise financière, les taux d’intérêt réels négatifs étaient associés à des périodes de forte inflation, tandis que des taux d’intérêt réels positifs apparaissaient lors de désinflation, comme dans la seconde partie des années 1980, avec le contre-choc pétrolier.

Toutefois, la période post-crise marque un tournant majeur : « En 2010/2011, les taux d’intérêt réels à court terme sont entrés en territoire négatif, sans augmentation de l’inflation. Le niveau des taux répond donc à une nouvelle dynamique », a affirmé Catherine Lubochinsky.

Et d’ajouter : « La distinction entre les taux d’intérêt réels et nominaux est fondamentale, car toutes les théories explicatives portent sur les taux d’intérêt réels : la relation de Fisher, développée en 1930, permet de déterminer les taux d’intérêt nominaux en y rajoutant les anticipations d’inflation aux taux d’intérêt réels. Dès lors, à quel niveau doivent se situer les taux d’intérêt réels ? »

La réponse à la question précédente se trouve dans l’approche classique, qui explique que les taux d’intérêt réels reflètent la confrontation entre l’investissement et l’épargne sur le marché. Ce taux, qualifié de naturel, est neutre s’il est déterminé quand la production est en plein emploi et que l’inflation est proche des cibles à atteindre par les banques centrales.

« C’est à partir de ce taux neutre que les politiques monétaires doivent être déterminées. Si les taux directeurs sont inférieurs au taux naturel, elles seront expansives et restrictives dans le cas contraire. Des travaux montrent que ce taux naturel à long-terme est en baisse tendancielle depuis 1990 et qu’il est même devenu négatif fin 2008, en raison de la  forte réduction de la productivité globale des facteurs de production », a expliqué la spécialiste.

Une cible d’inflation à 2% confère des marges de manœuvre aux banques centrales

D’après des travaux scientifiques, jusqu’à la crise financière, les taux d’intervention de la Fed et de la Banque Centrale Européenne (BCE) suivaient sensiblement la règle de Taylor. Selon cette dernière, le taux fixé par une banque centrale dépend de l’écart entre l’inflation actuelle et l’inflation cible (en général 2% dans les pays développés), ainsi que la production actuelle et potentielle.

Cependant, les politiques non conventionnelles des banques centrales – qui ont ramené les taux directeurs proches de 0% avec une cible d’inflation à 2% – ont modifié la donne. « Les banques centrales ne peuvent pas ramener leurs taux d’intervention dans des territoires négatifs pour ne pas pénaliser les déposants. Mais avec leur cible d’inflation à 2%, elles ont des marges de manœuvre pour réduire leur taux jusqu’à 0% en cas de crise. Et c’est ce qu’elles ont fait : l’assouplissement quantitatif a permis aux banques centrales d’appliquer des taux réels négatifs ».

Les niveaux des taux d’intérêt réels à long-terme dépendent d’un effet quantitatif

Pour leur part, les taux d’intérêt à long-terme sont déterminés par les taux courts auxquels s’ajoutent les primes de risque (prime de terme et prime du risque de liquidité), lorsque certaines hypothèses sont respectées : les agents économiques ont un risque neutre, sont rationnels et les marchés sont efficients. Cependant, dans la réalité, ces hypothèses sont fantaisistes, car il est clair que les agents sont bien averses aux risques.

« Les primes de risques justifient une forme ascendante de la courbe « normal » des taux longs. Or, ces derniers ne sont pas toujours supérieurs aux taux courts », a avancé la chercheuse, qui a énoncé trois raisons : « Des anticipations très basses des taux d’intérêt de court-terme ; une remontée des taux courts lors de crise de change par exemple ; une insuffisance de titres de dettes longues sur les marchés lorsque les pays ont des excédents budgétaires, comme le Royaume-Unis dans les années 1990 et les États-Unis en 1999/2000 ou lorsqu’il y a de gros déséquilibres des balances des paiements courants, avec les achats massifs de bons du Trésor américains par la Chine dans les années 2000 ».

Quant à la période post-crise, l’aplatissement de la courbe des taux d’intérêt réels américains à long-terme s’explique par l’assouplissement quantitatif des banques centrales : « L’effet quantitatif est le facteur le plus déterminant des taux longs », a-t-elle estimé. 

Les taux d’intérêt faibles ont des avantages et des inconvénients

Dans la dernière partie de sa présentation, Catherine Lubochinsky a évoqué les atouts et les limites d’un environnement de faibles taux d’intérêt. Ainsi du côté positif, des taux bas permettent un allègement mécanique des taux d’endettement, de soutenir les investissements des entreprises et de baisser les charges d’intérêt de la dette. Du côté négatif, les taux bas incitent à allouer l’épargne à des projets plus risqués, favorisent l’endettement et survalorisent les marchés actions, comme l’a montré la récente et brutale correction intervenue en octobre dernier.

La remontée des taux est à surveiller attentivement

La transition vers la remontée des taux d’intérêt – qui a déjà commencé outre-Atlantique –  provoquera forcément des moins-values pour les investisseurs institutionnels, notamment les banques. Pour les entreprises, « les taux bas incitent à l’investissement et au désendettement, mais il y a un effet pervers aux États-Unis : 85% des entreprises du S&P 500 ont racheté massivement des actions pour augmenter les versements de dividendes à leurs actionnaires au lieu d’investir », a déploré Catherine Lubochinsky.

Et de conclure : « De par un taux de croissance potentielle assez faible pour les 5 à 6 prochaines années, un progrès technique limité avec une révolution numérique qui se mesure et se diffuse mal, une productivité marginale du capital basse, un problème démographique dans les pays occidentaux et une inflation, qui ne constitue plus un phénomène monétaire avec l’inondation de liquidités des banques centrales, les taux d’intérêt ne devraient pas beaucoup remonter. »

Dans ce contexte, les prochaines décisions de la Fed seront scrutées avec attention par les acteurs des marchés financiers. Idem pour celles de la zone euro – dont les pays membres ont des situations économiques très hétérogènes – qui devrait débuter la normalisation de sa politique monétaire en 2019. De quoi susciter davantage de nervosité au sein des milieux financiers !