Malgré des niveaux très hétérogènes dans le monde, les conditions de vie se sont globalement améliorées, depuis les années 1950. De fait, la hausse de l’espérance de vie et l’augmentation de l’accès à l’alimentation, à l’éducation, ainsi qu’à d’autres services de base (eau potable, électricité) s’observent dans de nombreux pays, en particulier en développement.

Si les pays développés ont toujours plusieurs longueurs d’avance en matière de niveau de vie, ils ont toutefois du mal à se relever de la crise économique et financière de 2008. Par ailleurs, avec la résurgence des actions terroristes de ces dernières années, le sentiment d’insécurité a fortement progressé dans les opinions publiques de ces pays, notamment en France.

Dans ce contexte très incertain et mouvant, Jacques Pelletan, Maîtres de conférences à l’Université Paris 8, s’est intéressé au rapport des populations face au risque et à leurs attentes en matière de sécurité dans son dernier ouvrage Sociétés Sécuritaires et Sociétés de Confiance ?.

Pour l’ILB, il revient sur les principales conclusions et recommandations développées dans son livre. Interview.

 

 

ILB : Pourriez-vous revenir brièvement sur la genèse de votre ouvrage ?

Jacques Pelletan : Cet ouvrage est étroitement lié aux travaux académiques que j’ai menés dans le passé, qui sont basés sur la théorie du risque et la compréhension économique des comportements criminels. Au-delà du caractère académique, mon objectif est d’alimenter le débat public en essayant de comprendre pourquoi dans un monde plus sûr aujourd’hui, par rapport aux périodes antérieures, il y avait plus de craintes et de crispations face aux risques d’insécurité humaine et matérielle. Pour cela, j’ai mobilisé un cadre de travail, qui est celui de l’économiste.

Justement, comment expliquez-vous l’augmentation des inquiétudes malgré un monde plus sûr aujourd’hui ?

Cette situation paradoxale s’explique à la fois par les faits et par les traits psychologiques. Au fil du temps, les existences sont devenues plus sures et la vie est devenue mieux valorisée, grâce aux progrès de la médecine, d’un usage de la force plus rare, de la croissance d’institutions de socialisation comme la police. Ces différents facteurs ont contribué à accroître les espérances d’un monde plus sûr, avec une sorte de mythe du risque zéro.

Toutefois, ces dernières décennies, il y a eu un retournement de tendance avec un monde qui est devenu un peu plus incertain sur le plan de la violence et de la détresse économique avec la hausse du chômage et de la pauvreté notamment, et ce même si la situation actuelle n’a rien à voir avec l’insécurité qui régnait au Moyen-Âge.

Ce phénomène est à l’origine de ce que j’ai appelé dans l’ouvrage une « déception des anticipations », qui traduit la hausse extrême de la sensibilité des populations face à la violence et à l’incertitude économique.

Revenons sur cette notion de « déception des anticipations ». Est-elle vraiment la cause des exigences accrue de sécurité dans le monde d’aujourd’hui qui est plus sûr ?

L’idée de cette notion est que des individus ou des groupes ne réagissent pas forcément à des niveaux absolus de richesse et de violence, mais à des variations. Prenons un exemple très simple : si un salarié gagne 2000 euros mensuels et qu’on lui propose 2500, il sera très heureux. Au contraire, s’il perçoit 3000 euros et qu’on ne lui octroi plus que 2500, sa satisfaction va fortement décroître.

En termes de risques humains et matériels, c’est le même mécanisme psychologique qui s’opère. Nous étions, en effet, dans une période où les risques de violence et d’insécurité étaient très bas, en particulier durant les 30 glorieuses en France, dans les pays développés et même dans une certaine mesure dans les pays en développement, avec un élargissement de la protection sociale. Cependant, le retournement de tendance observé est perçu très négativement et contrarie les espoirs des populations.

Du coup, peut-on affirmer que ce retournement de tendance, caractérisé par la « déception des anticipations », revient au fait que nos sociétés aient fait un pas en avant et deux pas en arrière ?

Je suis d’accord avec cette image, mais je dirais plutôt qu’au fil du temps, nos sociétés ont fait dix pas en avant et un pas en arrière au niveau de la sécurisation des existences. Mais, c’est ce pas en arrière qui est perçu très fortement.

Pourquoi et comment la théorie économique, notamment la théorie des perspectives sur laquelle vous vous êtes appuyé dans votre ouvrage, peut-elle aider à cerner la problématique sociétale liée à la sécurité ?

Au départ, Daniel Kahneman et Amos Tversky – les économistes qui ont développé la théorie des perspectives à la fin des années 1970 –  se sont intéressés à des problèmes très concrets en essayant de les comprendre de manière empirique : pourquoi les gens jouent au loto ? Pourquoi les gens s’assurent totalement, alors que les éléments théoriques de l’époque sur les comportements face aux risques considéraient que c’était sous-optimal ?

En partant de ces énigmes, ils ont testé, modélisé et calibré ces questions en recourant à des expérimentations. J’ai donc mobilisé cette théorie que je trouve très adaptée à ces faits de sociétés pour comprendre pourquoi les gens ont cherché à aller davantage vers la sécurité et pourquoi ils réagissaient si négativement à un peu plus d’insécurité.

La théorie des perspectives permet donc de comprendre pourquoi les gens sont prêts à payer plus pour leur sécurité, alors qu’elle a considérablement augmenté au cours du temps. Surtout que ce mécanisme est contraire à la théorie économique classique…

Effectivement. La théorie des perspectives contient deux points essentiels pour comprendre la situation actuelle.

Premièrement, l’évaluation d’un risque est menée par rapport à une situation de référence, comme l’exemple que j’ai mentionné plus haut sur les évolutions du salaire à la hausse ou à la baisse d’une personne.

Deuxièmement, tout se passe comme si les petites probabilités – caractérisant les événements arrivant rarement – étaient amplifiées par les individus dans leur comportement face au risque. Dès lors, on est prêt à payer plus cher pour passer de deux chances sur dix à une chance sur dix d’avoir un malheur, plutôt que de passer de huit chances à sept chances sur dix. Plus les probabilités diminuent et plus on est enclin à payer pour une variation marginale de cette probabilité.

En termes économiques, on peut dire que la fonction de demande de sécurité a une forme très atypique : plus on en a et plus on est prêt à payer davantage pour en avoir un tout petit peu plus.

Pourtant la sécurité est tout de même un bien particulier, difficile à quantifier et à évaluer. En quoi la théorie économique peut-elle vous éclairer ?

La théorie économique constitue une grille de lecture de la sécurité dans nos sociétés sans être la seule et unique. La sociologie et la criminologie apportent également des éclairages importants.

Pour ce qui est de la quantification de la probabilité d’occurrence d’un risque quel qu’il soit, nous disposons d’éléments relativement objectifs : par exemple, quelle proportion de la population est au chômage ? Combien y a-t-il d’homicides par an ? Et ces probabilités se déterminent, même si elles varient en fonction de variables telles que le lieu d’habitation, l’âge ou le sexe.

En réalité, le plus difficile à quantifier est le niveau des dommages suite à la survenance d’un risque, car il dépend d’éléments à la fois tangibles et immatériels. Si une personne perd son emploi, elle peut évaluer son manque à gagner financier, mais pas social et humain. Idem pour un vol de téléphone portable dans la rue, notamment en cas de violence : il est possible de quantifier les pertes financières liées à ce vol et aux éventuels frais de santé, ce qui n’est pas le cas des traumatismes psychologiques.

Abordons maintenant un élément très tangible qu’est le terrorisme que vous évoquez à de nombreuses reprises dans votre ouvrage. Ce risque arrive en tête des préoccupations dans les pays développés, notamment en France, alors qu’en termes de pertes humaines chiffrées, ce phénomène reste marginal. Comment l’expliquer ?

En 2015, marquée tragiquement par plusieurs attentats dont celui du Bataclan, il y a eu 149 décès liés au terrorisme (hors ceux des terroristes) pour 800 000 décès au total en France. Certes, ce nombre paraît faible en proportion, mais il est à remettre en perspective avec un point de référence permettant l’évaluation de ce risque. Or, il n’y avait pas eu autant de morts à cause du terrorisme depuis la guerre d’Algérie, même si la qualification de terrorisme est par ailleurs délicate pour décrire la situation de l’époque. Par rapport au passé, les faits et les probabilités terroristes sont donc plus importants. Ce risque s’évalue et se compare également par rapport à d’autres formes de mortalité. Évidemment que le risque de mourir d’une maladie cardiovasculaire est bien plus élevé que de mourir d’un attentat, mais par rapport au passé, le risque terroriste a clairement augmenté.

Sur ces faits réels constatés, deux autres éléments se superposent, qui peuvent beaucoup modifier l’appréhension du risque. Premièrement, l’impression de pouvoir ou ne pas pouvoir y faire quelque chose augmente ou diminue les appréhensions : un automobiliste éméché sait que le nombre de morts sur les routes est élevé, mais il a tout de même le sentiment d’avoir le contrôle sur la situation, car il conduit lui-même sa voiture ; au contraire pour ce qui est du terrorisme ou du nucléaire, l’impression de contrôle est inexistante. Il en résulte, du fait du sentiment d’impuissance que, dans le dernier cas, les risques sont vécus de manière plus prégnante.

Deuxièmement, la portée symbolique d’un danger est au cœur des craintes pour certains risques, ce qui est le cas du terrorisme. Cette portée symbolique est encore fortement amplifiée par la caisse de résonance médiatique.  

L’insécurité actuelle concerne la perte de vies humaines et la détresse économique. L’une est-elle plus dominante que l’autre actuellement en France?

Selon les derniers baromètres, les risques les plus craints en France concernent le chômage et le terrorisme. Sur certaines périodes restreintes dans le temps, le terrorisme passe parfois devant. Je dirais donc que les deux sont craints et sont les plus craints. Je pense également que les deux agissent en interaction, mais cela mériterait d’être confirmé par des chiffres plus tangibles encore, qui restent difficiles à obtenir. On se sent sans doute plus fragile et vulnérable quand on est dans une situation économique morose et incertaine.

Aujourd’hui, l’intervention publique est donc indispensable pour atteindre un équilibre sécuritaire satisfaisant sans pour autant basculer dans une société de défiance, voire anxiogène. Quels sont les leviers envisageables ?

On pourrait penser que si nous nous sommes habitués à des sociétés plus sures au fil d’un mouvement long, nous pourrons nous habituer également à des sociétés plus incertaines. Ainsi, l’absence ou le peu d’intervention de la puissance publique se justifierait, en attendant que les opinions se modulent au fil du temps. Mais le laisser faire n’est pas la bonne stratégie à adopter, en raison des fortes craintes qui caractérisent nos sociétés actuelles, pouvant ouvrir la voie à la fragmentation et à la violence.

Pour instaurer de la sérénité, il faut à la fois protéger aujourd’hui et prévenir à long terme. Le long terme, c’est se concentrer sur l’école et ne pas laisser des enfants en perdition en sortir sans diplôme, ni qualification. Dans ce sens, le dédoublement des classes en CP dans les zones REP et REP + (réseaux d’éducation prioritaire) s’inscrit dans le bons sens. Il faut également permettre aux personnes de rebondir en cas d’évènement négatif : formation pour les chômeurs, mise en place d’actions plus affirmées à la sortie des prisons. Bien évidemment, il ne faut pas délaisser le court terme et les besoins de protection aujourd’hui, je pense notamment aux moyens de détection des menaces ou à l’amélioration des services de renseignement, qui sont encore trop fragmentés.

En clair, les pouvoirs publics doivent agir à court terme avec de la protection et à plus long terme avec plusieurs leviers de prévention garantissant la sécurité. C’est d’ailleurs valable pour le terrorisme, mais aussi pour d’autres formes d’insécurité dans nos sociétés, notamment matérielle… Enfin, si nous coordonnons temps court et temps long, nous devons aussi coordonner les échelles géographiques : la France est dans l’espace Schengen, donc certaines mesures doivent être décidées au niveau continental.

Pour conclure, la France a-t-elle les moyens financiers d’appliquer les recommandations évoquées dans votre réponse précédente ?

Oui clairement. Aujourd’hui, le budget annuel de l’éducation nationale est passé de 50 à 51 milliards d’euros. Le dédoublement des classes de CP a donc pu être effectué sans remettre en cause les marges budgétaires du pays.

Un autre exemple un peu moins positif concerne les écoles de la deuxième chance et les EPIDE qui fonctionnent très bien. Le budget consacré à ces deux dispositifs n’est que de 200 millions par an, mais si on le multipliait par cinq, il atteindrait un milliard d’euros. On peut donc faire beaucoup et mieux sans forcément faire exploser le déficit.