Dans une période de digitalisation de l’ensemble de l’activité économique, il est intéressant de s’interroger sur le niveau de transformation que les services bancaires et financiers vont subir suite à ce phénomène. On constate en effet, depuis une dizaine d’années, une modification profonde de la manière qu’ont les gens de consommer de la musique ou de la vidéo, d’échanger des photos, de louer une voiture ou un appartement. On n’achète plus de disques ou de DVD, on consomme de la musique ou des films. L’usage prend le pas progressivement sur la propriété, quel que soit le bien considéré. Ce phénomène ne touche pas uniquement les biens ou services dont la valeur est modique. Il concerne également les biens pour lesquels la propriété a longtemps été un facteur d’affichage de réussite sociale ou de constitution de patrimoine constitué afin de réduire les aléas de la vie ou pour transmettre aux générations à venir, comme l’automobile ou les biens immobiliers. Si tous les services et les biens semblent affectés par ce phénomène, qu’en est-il de l’argent, un bien très particulier, et de l’activité de paiement si intimement liée ?

La gestion de la monnaie a longtemps été considérée comme un “service financier” fondamental. La monnaie devait être un bien réel, désiré et au coût de production connu. La lente disparition de la monnaie physique n’a pu s’opérer que parallèlement à un accroissement de la confiance que les individus portent aux banques. La confiance en la matière s’est transférée en une confiance en l’institution. Il apparaît aujourd’hui clairement que la composante physique de la monnaie disparaît, du fait notamment de la généralisation du paiement électronique et des smartphones comme outil permettant l’échange économique et le paiement et de l’apparition de nouveaux acteurs non bancaires permis par une régulation évoluant rapidement.

Les comportements des individus face à la digitalisation de l’argent peuvent être plus aisément compris à partir de l’approche de Kahneman (2012). Ce dernier sépare le mécanisme cognitif en deux systèmes, le premier adapté aux prises de décisions rapides et simples, le second mieux à même de traiter des problèmes complexes avec des conséquences de plus long terme. Cette approche des comportements face à l’argent est d’autant plus pertinente depuis l’émergence des smartphones dans la vie quotidienne, notamment lors de transactions économiques et financières. Cette évolution des comportements suppose de tenir compte également des différences générationnelles et géographiques des individus.

Une part croissante des échanges économiques implique que ces derniers soient portés à la connaissance d’une communauté. L’échange est alors partagé avec d’autres membres de la communauté et éloigne encore plus cette utilisation de l’argent d’une utilisation plus personnelle pour laquelle la technicité mais également la discrétion sont de rigueur. On constate ici une nouvelle illustration de la dichotomie entre l’argent immédiat lié à l’usage et l’argent objet pour lequel d’autres processus cognitifs sont à l’oeuvre.

Hervé Alexandre
Professeur de finance à l’Université Paris-Dauphine