« Le développement rapide des montants investis en ISR impose une réflexion sur leur mode de gestion, de sélection, de validation et d’évaluation. »
 
 
Quel lien entre réchauffement climatique et mauvaises conditions de travail dans les entreprises délocalisées ? Ces éléments appellent à des solutions globales auxquelles l’investissement socialement responsable (ISR) peut contribuer. Objectif : concevoir des portefeuilles d’actifs rentables à long terme en tenant compte non seulement de la santé financière des entreprises mais aussi de leurs politiques environnementales, sociales, et de gouvernance (critères ESG).
 
Comment mesurer le caractère socialement responsable d’un portefeuille ? Existe-t-il un lien entre les performances financière, environnementale et sociale des entreprises ? L’ISR est-il capable d’influencer le comportement des entreprises ? Si l’investissement socialement responsable occupe une place significative sur les marchés financiers (en Europe, près de 17% des fonds investis sont gérés en tenant compte de critères ESG), de nombreuses questions subsistent concernant ces actifs spécifiques. Il n’existe par exemple encore aucun consensus concernant les techniques de sélection d’actifs composant ces portefeuilles, la finalité de l’ISR et son impact sur le fonctionnement de nos économies, ou encore les règles de sélection responsables pour les entreprises. Un constat qui entre en opposition avec l’impressionnant corpus d’outils quantitatifs d’évaluation purement financière développé depuis près de 50 ans.
 
C’est pour répondre à ce déficit d’outils académiques qu’a été créée la Chaire FDIR en 2007. Dirigée par Christian Gollier et Patricia Crifo, elle réunit les équipes de recherche  interdisciplinaires de l’IDEI–Toulouse School of Economics et du département d’économie de l’Ecole Polytechnique. Des thèmes tels que la mesure du caractère socialement responsable des actifs financiers, la performance financière de l’ISR et l’impact de l’ISR sur le comportement des entreprises sont abordés. Leurs travaux de recherche commencent à porter leurs fruits comme en témoigne ce premier dossier.
 
 

L’innovation environnementale vaut-elle le coût ?

D’après un entretien avec Stefan Ambec et son article “Environmental Policy, Innovation and Performance: New Insights on the Porter Hypothesis” (Journal of Economics and management Strategy, Volume 20, n° 3, Automne 2011) coécrit avec Paul Lanoie, Jérémy Laurent-Lucchetti et Nick Johnstone.
 
 
 
 
synthèse
L’accès à de nouveaux marchés, la diversification des activités à la vente de technologies liées à l’environnement, la diminution des entrants de production tels que l’énergie, une plus grande attractivité sur le marché du travail et un meilleur accès au capital via notamment l’investissement socialement responsable (ISR)… les opportunités d’améliorer à la fois la performance environnementale et la performance économique des firmes sont nombreuses.Toutefois, contrairement à ce que prédit l’hypothèse de Porter (mise en avant par Michael Porter, professeur de management stratégique à l’Université d’Harvard), de nombreux travaux, aussi bien théoriques qu’empiriques, montrent que les politiques environnementales strictes, si elles favorisent l’innovation et améliorent la performance environnementale des entreprises par le biais de gains de productivité, ne compensent pas systématiquement l’ensemble des coûts liés au respect de ces politiques.
 
Renforcer l’exigence des réglementations environnementales ne serait donc pas la seule solution pour motiver les entreprises à investir dans des technologies durables. Au contraire, ce sont les politiques flexibles qui semblent les plus efficaces. Les normes de performance souples, c’est-à-dire reposant sur des instruments économiques comme les taxes ou les permis échangeables, apparaissent plus à même de favoriser l’innovation que des normes technologiques dirigistes (comme imposer des convertisseurs catalytiques par exemple). Il semble aussi intéressant de favoriser l’investissement dans les nouvelles technologies vertes, notamment par le biais du développement de l’ISR et du transfert de technologies liées à l’environnement.
 
 
En s’appuyant sur une enquête unique, Stefan Ambec et ses coauteurs apportent un éclairage nouveau sur l’hypothèse de Porter selon laquelle, des réglementations environnementales strictes peuvent favoriser les innovations et ainsi améliorer le profit des industries qui y sont soumises grâce à des gains de productivité. Ils confirment cependant que celle-ci relève plutôt de l’exception que de la règle ! Les investisseurs socialement responsables ont donc un rôle difficile mais important à jouer dans la sélection des entreprises pour lesquelles innovation environnementale rime avec profitabilité.
 
La protection de l’environnement se fait-elle au détriment de la performance économique pour les entreprises ? Cette question est pertinente en matière d’investissement socialement responsable (ISR). Si la réponse s’avère positive, alors une bonne performance environnementale est un signe de faible rendement pour les actifs de l’entreprise. Si elle est négative, alors performances environnementale et financière sont complémentaires. La responsabilité environnementale mène ainsi à une meilleure valorisation de l’entreprise. En identifiant ces complémentarités, les fonds ISR n’ont pas à sacrifier le rendement pour contribuer à améliorer l’environnement mais, au contraire, développent une stratégie “gagnante-gagnante” ! Une manière d’aborder la question est de tester ce qu’il est commun d’appeler l’hypothèse de Porter. Selon cette hypothèse, mise en avant par Michael Porter, professeur de management stratégique à l’Université d’Harvard, des régulations environnementales plus strictes mais flexibles, en favorisant l’innovation, peuvent amener à des gains de productivité qui font plus que compenser le coût initial de l’investissement dans la nouvelle technologie. “L’hypothèse de Porter a connu un grand succès dans le débat politique, notamment aux Etats-Unis, car elle réfute l’idée selon laquelle la protection de l’environnement ne peut se faire qu’au détriment de la croissance économique, explique Stefan Ambec. Mais elle a aussi été fortement contestée par les économistes dans la mesur e où elle remet en cause le paradigme de maximisation des profits sur lequel repose la rationalité des entreprises.” En effet, s’il est possible d’accroître les profits des entreprises réglementées, cela signifie qu’il existerait systématiquement des opportunités de profits ignorées en l’absence de cette réglementation.
 
Un sujet qui prête à débat
Cette controverse a donné naissance à une abondante littérature économique sur les fondements théoriques qui pourraient sous-tendre l’hypothèse de Porter. Stefan Ambec et Philippe Barla en ont d’ailleurs proposé une revue critique en 2007 et concluent que l’hypothèse n’est compatible avec l’hypothèse de rationalité des firmes qu’en présence d’une imperfection de marché (en plus du problème d’externalité négative que constitue la pollution). Parmi les imperfections de marché qui mènent à une situation compatible avec l’hypothèse de Porter mentionnons les asymétries d’information au sein de la firme (ou sur ses marchés) ou encore le fait qu’une innovation a un caractère de bien public. La réglementation environnementale peut avoir pour effet de réduire l’inefficacité due à l’imperfection de marché considérée (en plus de celle liée à la pollution) au bénéfice de tous, y compris les firmes qui y sont soumises.
Il existe ainsi plusieurs cir constances dans lesquelles une meilleure performance environnementale, suscitée ou non par la réglementation, peut être bénéfique à l’entreprise. Dans un article publié en 2008 avec Paul Lanoie, Stefan Ambec suggérait, par exemple, sept canaux par lesquels une meilleure performance environnementale peut accroître les bénéfices ou réduire les coûts : l’accès à de nouveaux marchés, une meilleure différenciation des produits, la diversification des activités à la vente de technologies liées à l’environnement, la baisse des coûts réglementaires, la diminution des entrants de production tel que l’énergie, une plus grande attractivité sur le marché du travail et un meilleur accès au capital via notamment l’ISR.
 
Une approche plus globale
De nombreux travaux ont également consisté à tester empiriquement l’hypothèse de Porter. De cette littérature analysée par Stefan Ambec et Paul Lanoie en 2008, ressortent deux approches : la première conclut à un lien positif, mais parfois faible ou nul, entr e l’intensité de la réglementation environnementale et l’innovation ; la deuxième montre un lien négatif entre l’intensité de la réglementation environnementale et la pr oductivité, ce qui tend à rejeter l’hypothèse de Porter. “Le travail exposé dans ce nouvel article combine ces deux approches, ce qui permet d’estimer, pour la première fois, les quatre éléments principaux de la chaîne de causalité de Porter explique, Stefan Ambec. Cet exercice nous permet d’obtenir un meilleur éclairage sur les circonstances et mécanismes en jeu, et sur le bien fondé de l’hypothèse de Porter.”
 
Pas de miracle global
Les auteurs montrent notamment que, si la sévérité des politiques en faveur de la protection de l’environnement contribue à augmenter la performance environnementale des entreprises, ce sont les politiques flexibles qui semblent les plus efficaces. Les normes de performance souples apparaissent plus à même de favoriser l’innovation que des normes technologiques dirigistes (comme imposer des convertisseurs catalytiques par exemple). Ils montrent aussi que la réglementation environnementale conduit les entreprises à accroître leurs investissements dans le processus de R&D, ce qui a un effet positif sur leur performance économique globale. Mais malheureusement, cet effet positif indirect est contre-balancé par l’effet négatif direct de la réglementation environnementale. “Pour reprendre les mots de Porter lui-même, les gains économiques liés à l’innovation environnementale ne compensent pas les coûts engendrés par la réglementation, regrette Stefan Ambec. La réglementation environnementale se traduit donc par un coût net à l’économie et il n’y a pas de “miracle global”…
 
Méthodologie

  • Les auteurs ont testé la validité de l’hypothèse de Porter en utilisant des données relevant de l’ensemble de la chaîne de causalité de Porter : politique environnementale, recherche et développement, performance environnementale et performance commerciale.
  • Cette analyse empirique s’appuie sur une base de données qui comporte des observations sur environ 4 200 établissements de plus de 50 employés représentant 24 secteurs manufacturiers, situés dans sept pays industrialisés (Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Hongrie, Japon, Norvège), issues d’une enquête menée par l’OCDE.
 
Recommandations

  • Favoriser l’innovation comme réponse à la contrainte environnementale par des réglementations environnementales plus exigeantes mais flexibles pour les entreprises, c’est-à-dire reposant sur des instruments économiques comme les taxes ou les permis échangeables.
  • Favoriser l’investissement dans les nouvelles technologies vertes notamment par le biais du développement de l’ISR et du transfert de technologies liées à l’environnement.
 
A Retenir

  • D’après l’hypothèse de Porter, les gains de productivité ou de parts de marché dépasseraient souvent les coûts supportés par les pollueurs pour se conformer à la réglementation environnementale.
  • Les opportunités d’améliorer à la fois la performance environnementale et la performance économique des firmes sont nombreuses.
  • Mais tant les analyses théoriques que les travaux empiriques semblent indiquer que les innovations dues à des politiques environnementales plus exigeantes, si elles favorisent l’innovation et améliorent la performance environnementale des entreprises, ne compensent pas systématiquement l’ensemble des coûts liés au respect de ces politiques.
 
Cahier de l’ILB N° 4, Article de Stefan AMBEC 
 
Article de recherche lié 
 

Responsabilité sociale des entreprises : des motivations individuelles complexes

D’après un entretien avec Jean Tirole et son article “Individual and Corporate Social Responsibility” (Economica n° 77 - janvier 2010), coécrit avec Roland Bénabou.
 
Synthèse
Roland Bénabou et Jean Tirole* s’intéressent à un sujet peu traité et pourtant de plus en plus sensible: l’économie de la responsabilité sociale des entreprises et des individus. Pour eux, l’intégration des préoccupations sociales et environnementales par les entreprises s’appuie en grande partie sur des motivations individuelles. L’apport de la psychologie leur permet en outre de montrer que le comportement vertueux des investisseurs, des consommateurs et des employés est lui-même lié à une combinaison complexe de motivations : la générosité, les aspirations financières et la volonté de paraître. Ce troisième facteur, dit de « réputation », est d’autant plus important que le comportement est public (surtout devant des personnes dont on recherche l’estime) et qu’il est mémorable.
Aussi, pour une plus grande efficacité de leurs politiques sociales ou environnementales, les pouvoirs publics ont tout intérêt à subventionner des comportements privés plutôt que des comportements publics, où la volonté de paraître entre en jeu. « Il vaut mieux subventionner une chaudière écologique (bien dont la propriété n’est pas observable) qu’une voiture hybride (qui est montrée à tous) », ajoute Jean Tirole.

* Jean Tirole a enrichi le modèle économique standard en y introduisant quelques principes fondamentaux de psychologie. Il est pressenti pour recevoir un jour le prix Nobel d’économie.

 
Pourquoi les entreprises adoptent-elles des comportements socialement responsables ? Jean Tirole et Roland Bénabou s’appuient sur la psychologie pour montrer que ces comportements, qui dépendent en grande partie de la volonté des investisseurs socialement responsablese ou des dirigeants d’entreprise, reposent sur des sources de motivation complexes. Un constat qui les amène à évaluer l’intérêt des incitations monétaires pour faire adopter des comportements vertueux aux individus et aux entreprises, et qui permet de mieux comprendre la demande pour les fonds d’investissement socialement responsable.
 
Mathématicien de formation, Jean Tirole mène depuis dix ans avec Roland Bénabou des travaux alliant psychologie et économie. Ils ont participé à l’essor de la “nouvelle théorie de l’information” qui enrichit le modèle économique standard en étudiant les implications de quelques principes fondamentaux de psychologie (altruisme, mémoire imparfaite, incohérence temporelle des préférences, etc.) sur l’auto-manipulation des croyances. Enjeu : modéliser les informations que les individus s’auto-transmettent, la manière dont ils analysent ces informations ainsi que les décisions qu’ils prennent. “La théorie des jeux et de l’information trouve dans la psychologie un domaine d’application, certes inattendu, mais finalement assez naturel”, explique-t-il.
 
Un intérêt croissant pour la responsabilité sociale des entreprises
Dans cet article, Roland Bénabou et Jean Tirole s’intéressent à la responsabilité sociale (l’intégration des préoccupations sociales et environnementales) des entreprises. “Tandis que la main invisible du marché et celle, plus visible, de l’Etat, ont fait l’objet de nombreuses recherches, nous en savons encore peu sur l’économie de la responsabilité sociale des entreprises et des individus, et cela malgré leur importance grandissante, écrivent-ils. Les économistes ont jusque-là prêté une attention insuffisante à ce sujet.”
 
Des motivations individuelles complexes
Les chercheurs indiquent que la responsabilité sociale des entreprises peut être comprise de trois façons : l’adoption par les sociétés d’une vision à plus long terme ; un comportement vertueux délégué à la direction de l’entreprise par les investisseurs, en particulier les fonds d’investissement socialement responsable (ISR), ou les clients ; une philanthropie initiée de l’intérieur par les dirigeants ou les salariés des entreprises elles-mêmes.
“Or, les deux dernières explications s’appuient sur des motivations individuelles, indique Jean Tirole. Et le comportement vertueux des investisseurs, des consommateurs et des employés est lui-même dû à une combinaison complexe de motivations : une vraie génér osité, une incitation extrinsèque à adopter certains comportements (notamment en raison de lois ou de subventions) et une volonté de paraître, c’est-à-dire de créer une bonne image de soi (vis-à-vis de soi-même ou des autres).”
 
Volonté de paraître et incitations monétaires
Ce troisième facteur, dit de “réputation”, est d’autant plus important que le comportement est public (surtout devant des personnes dont on recherche l’estime) et qu’il est mémorable. “Notre recherche a par exemple montré que lorsque la volonté de renvoyer une image positive de soi est importante, une incitation monétaire peut êtr e contreproductive. Contrairement à un principe économique de base, elle peut en effet alors réduire le comportement prosocial recherché”, précise Jean Tirole. Cette conclusion a fait l’objet de recherches complémentaires par une équipe menée par Dan Ariely (alors professeur de psychologie au Massachussetts Institute of Technology). Dans une série d’expériences en laboratoire, les incitations monétaires se sont avérées très puissantes quand la contribution au bien public n’était pas observée, et n’eurent que peu d’impact quand elle était visible de tous. “Les individus ont alors peur qu’en cas de rémunération, leur contribution soit interprétée comme un signe de cupidité plutôt que de générosité, et donc que le signal qu’ils envoient aux autres soit dilué.”
 
La demande pour les fonds d’investissement socialement responsable
Les travaux de Jean T irole et Roland Bénabou offrent un éclairage intéressant sur la demande pour les fonds ISR. En effet, ils indiquent que cette demande peut émaner de plusieurs sources. D’abord de l’altruisme pur. “D’une certaine manière, nous aspirons tous à faire le bien et à nous rendre utiles, souligne Jean Tirole”. Ils montrent aussi que les incitations financières ne peuvent être négligées, les investisseurs dans les fonds ISR attendant une performance financière décente. Ces travaux montrent enfin qu’investir dans l’ISR constitue un moyen de gagner du prestige social. Ils indiquent donc que les fonds ISR pourraient attiser la demande pour leurs produits financiers en s’appuyant sur le désir d’image de soi des investisseurs via par exemple des campagnes de communication adaptées ou une conception des fonds appropriée.
 
Méthodologie

Jean Tirole et Roland Bénabou se sont servis de développements récents en psychologie et en économie des comportements vertueux pour expliquer les motivations sous-jacentes de la responsabilité sociale des individus. Ces motivations apparaissent liées à l’altruisme et à l’image de soi. Ils lient ensuite les préoccupations individuelles aux comportements socialement responsables des entreprises. Les chercheurs discutent enfin des avantages, des coûts et des limites du recours à la responsabilité sociale comme moyen d’atteindre des buts sociaux supérieurs.

 
Recommandations

  • Les sources des comportements socialement responsables sont mutuellement interdépendantes. Les décideurs politiques ainsi que les militants sociaux doivent bien comprendre ces interactions afin de s’appuyer sur la volonté de certains individus de se comporter de façon socialement responsable.
  • Cette recherche montre que, pour plus d’efficacité de leurs politiques sociales ou environnementales, les pouvoirs publics ont tout intérêt à subventionner des comportements privés, qui ne sont pas observés par les autres, plutôt que des comportements publics où la volonté de paraître entre en jeu. “Il vaut mieux subventionner une chaudière écologique (bien dont la propriété n’est pas observable) qu’une voiture hybride (qui est montrée à tous)”, ajoute Jean Tirole.
 
A Retenir

  • La responsabilité sociale des entreprises est le fruit des motivations individuelles des investisseurs et des dirigeants.
  • La psychologie permet de montrer que les comportements vertueux des individus sont dus à une combinaison de motivations : la générosité, les aspirations financières et la volonté de paraître.
  • Les individus ont davantage tendance à contribuer à une cause “juste” quand ils sont observés par d’autres.
  • Les incitations monétaires sont plus puissantes quand la contribution n’est pas observée
 
Cahier de l’ILB N° 4, Article de Jean TIROLE 
 
Article de recherche lié 

 

La grande distribution peut-elle nuire au commerce équitable ?

D’après un entretien avec Sylvaine Poret et son article “Mainstreaming Fair Trade : A discussion through the Lipton case” (dans Corporate social responsability: from compliance to opportunity?, de Patricia Crifo et Jean-Pierre Ponssard, éditions de l’Ecole Polytechnique, 2010).
 
 
Synthèse
Apparu en Europe à la fin des années 60, le commerce équitable a vu sa notoriété accroître  dans les années 90 en faisant irruption dans les grandes surfaces. Aujourd’hui, Les entreprises intègrent dans leur stratégie le fait que les consommateurs sont de plus en plus sensibles aux problèmes environnementaux et aux conditions de production dans les pays en développement en multipliant  le nombre de produits labélisés chaque année. Mais ceux-ci faisant plus ou moins référence au commerce équitable, les risques de confusion et de dévalorisation chez les consommateurs augmentent. C’est notamment le cas quand certains industriels conventionnels vendent un produit de leur gamme certifié “commerce équitable”, alors que le reste de la production ne l’est pas. Aussi, pour ne pas alimenter cette confusion, certains acteurs historiques du domaine refusent l’idée de vendre dans les circuits de distribution classiques. Argument mis en avant : cela revient justement à travailler avec les gens contre lesquels lutte le commerce équitable ! Une décision qui peut sembler paradoxale puisque la vente en grande surface permet d’un autre côté de toucher un grand public et d’atteindre l’un des buts du commerce équitable : permettre aux petits producteurs du Sud de vivre en vendant le fruit de leur travail.

Unilever tente de réconcilier ces deux points de vue en faisant labelliser tous les produits de sa marque Lipton. L’entreprise a pour cela travaillé avec Rainforest Alliance, une ONG qui n’est pas reconnue comme relevant du commerce équitable car elle ne garantit pas un prix minimal aux producteurs. Le projet semble pourtant bel et bien être un succès, à la fois pour Unilever et ses partenaires.

 
Le commerce équitable a connu une très forte croissance durant les 20 dernières années grâce en grande partie à la création et à l’expansion de produits alimentaires certifiés commerce équitable vendus en grande distribution. Ce développement dans les circuits de distribution classiques provoque un grand débat parmi les dif férents acteurs du commerce équitable. Sylvaine Poret illustre cette controverse à travers l’étude du cas de la certification des thés Lipton par l’ONG Rainforest Alliance.
 
Sylvaine Poret nous rappelle que le commerce équitable a fait son apparition en Europe à la fin des années 60 et que l’objectif était alors de “réduire la pauvreté dans le Sud en construisant des relations directes et durables avec les producteurs désavantagés et leur fournir un accès équitable au marché du Nord”. Les produits étaient alors vendus dans des commerces de pr oximité dont le fonctionnement reposait en grande partie sur des bénévoles. Ensuite, dans les années 90 de nombreux produits labellisés “commerce équitable” ont fait leur apparition en grande surface. Cela a permis au commer ce équitable de toucher un plus grand public et d’augmenter sa notoriété. En outre, l’auteur observe qu’il y a une très forte augmentation chaque année du nombre de produits labellisés. Sur le plan économique, cela représente un signe de succès pour le concept, mais aussi des risques de confusion et de dévalorisation chez les consommateurs, car cette expansion est accompagnée de la multiplication des labels faisant plus ou moins référence au commerce équitable.
 
Le débat sur le commerce équitable en grande distribution
Cependant, ce nouveau type de commerce équitable fait débat et est particulièrement critiqué par certains acteurs historiques du domaine. Sylvaine Poret explique que “ceux qui refusent l’idée de vendre en grande surface au titre que cela reviendrait à travailler avec les gens qui luttent contre le commerce équitable : les grands acteurs qui profitent du système. Ils mettent en avant également les mauvaises conditions de travail que subissent les employés des grandes surfaces et le fait que le référencement de ces produits en grande surface n’est pas durable mais remis en question régulièrement”. D’autre part, l’auteur attire notre attention sur la différence pour une entreprise entre faire certifier “commerce équitable” un produit de sa gamme et avoir une approche équitable dans toute son activité. Elle se pose alors la question de savoir “si les industriels conventionnels peuvent à juste titre utiliser le logo “commer ce équitable” pour valoriser certains de leurs produits”.
 
Lipton : un commerce équitable à grande échelle
Sylvaine Poret observe qu’Unilever a une approche novatrice du commerce équitable. “Les dirigeants d’Unilever ont décidé de faire en sorte que non pas un ou deux produits de la gamme Lipton soient certifiés commerce équitable mais que tous les thés de la marque, vendus dans tous les pays du monde obtiennent d’ici 2015 ce type de certification et cela sans augmenter le prix de vente aux consommateurs” précise-t-elle. Rainforest Alliance n’était pas la plus connue des ONG travaillant sur la labellisation commerce équitable, elle a pourtant été choisie par Unilever pour obtenir cette certification car les contraintes imposées par celle-ci en termes envir onnemental et social correspondaient bien au marché du thé et aux attentes d’Unilever.
 
Une alliance fructueuse
Aujourd’hui, avec quelques années de recul depuis le début de cette “collaboration” entre Unilever et Rainfor est Alliance, l’auteur observe que le projet semble être une réussite et que tous les acteurs semblent en retirer des bénéfices. Certains producteurs de thé et salariés des plantations ont de meilleures conditions de travail et de vie, l’ONG a gagné en notoriété et a permis, en s’alliant avec le leader mondial du secteur, de convertir une partie du marché du thé à une démarche durable. Lipton a pour sa part amélioré son image et a gagné des parts de marché et des référencements chez Air France, Mac Donald’s ou Starbucks. Enfin, le consommateur achète un produit de meilleure qualité sans pour autant le payer plus cher du fait notamment de la suppression des intermédiaires entre les producteurs et l’industriel. Cette initiative d’Unilever est d’autant plus intéressante qu’elle s’inscrit dans une démarche globale de responsabilité sociale de l’entreprise qui a par exemple diminué la teneur en sel dans certains des plats cuisinés vendus par le groupe. D’autre part, encouragé par le succès de l’initiative Lipton, “Unilever a actuellement un projet équivalent de certification de l’huile de palme, matière première beaucoup plus difficile que le thé à faire produire dans une démarche durable, qui est elle-même plus difficile à valoriser auprès des consommateurs”, nous révèle Sylvaine Poret.
 
Méthodologie

L’étude de l’alliance entre la multinationale Unilever et l’ONG Rainforest Alliance permet à Sylvaine P oret de mettre en lumière les différents arguments de la controverse sur les produits labellisés “commerce équitable” mais manufacturés par des grands groupes industriels et vendus en grande surface.

 
Recommandations

  • Les consommateurs sont de plus en plus sensibles aux problèmes environnementaux et aux conditions de production dans les pays en développement. Les entreprises doivent dorénavant intégrer ces problématiques à leur stratégie.
  • C’est donc assez naturellement qu’elles se sont orientées vers le commerce équitable pour certains produits. Mais face à la multiplication des certifications, les consommateurs rendus confus risquent de se désintéresser de cette a pproche. Cette profusion risque donc de se révéler préjudiciable.
 
A Retenir

  • Certains acteurs du commerce équitable s’opposent sur la certification “commerce équitable” de produits vendus en grande surface qui permet à des industriels conventionnels de vendre un produit de leur gamme certifié alors que le reste de la production ne l’est pas.
  • Cependant, la vente en grande surface permet de toucher un grand public et d’atteindre un des buts du commerce équitable : permettre aux petits producteurs du Sud de vivre en vendant le fruit de leur travail.
  • Unilever tente de réconcilier ces deux points de vue en faisant labelliser tous les produits de la marque Lipton, vendus dans tous les pays du monde. L’entreprise a pour cela travaillé avec une ONG qui inclut des critères sociaux et économiques, en plus des critères environnementaux, dans son cahier des charges, mais n’est pas reconnue comme relevant du commerce équitable. La principale différence avec la certification Fairtrade est que Rainforest Alliance ne garantit pas un prix minimum aux producteurs.
 
Cahier de l’ILB N° 4, Article de Sylvaine PORET 
 
Article de recherche lié 

 

Comment optimiser les pratiques socialement responsables de l’entreprise ?

D’après un entretien avec Patricia Crifo et son article “Complementarity between CSR Practices and Corporate Performance: an Empirical Study” (dans Corporate Social Responsibility: from Compliance to Opportunity, P. Crifo et J. P. Ponssard (Eds.), Editions de l’Ecole Polytechnique, mai 2010), coécrit avec Sandra Cavaco.
 
 

Synthèse

« Le lien empirique entre la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et la performance a reçu une attention considérable ces 35 dernières années, mais aucun consensus n’a émergé pour déterminer si oui ou non la RSE améliore la performance des entreprises. Pour lever le voile sur cette question, au lieu d’analyser l’impact d’une dimension de la RSE prise isolément, nous examinons comment la combinaison de ces pratiques peut rendre les entreprises plus performantes », explique Patricia Crifo. Constat : si certaines synergies positives peuvent en effet être observées, il existe également des interactions négatives entre certaines dimensions de la RSE. Il peut donc parfois être préférable pour les entreprises de se focaliser sur certains aspects spécifiques de la RSE. C’est par exemple le choix de Walmart qui prend des engagements forts pour la protection de l’environnement, tout en exerçant une pression importante en matière sociale et sur la chaîne d’approvisionnement pour soutenir sa politique de prix bas. Une approche rentable, mais seulement à court terme.

Patricia Crifo met en avant l’importance, pour les entreprises et les investisseurs, d’une politique de RSE s’appuyant sur ses différentes dimensions, en les considérant comme des éléments cohérents d’une politique globale et non comme des dimensions indépendantes. Les pouvoirs publics auraient d’ailleurs tout intérêt à demander plus d’information et de transparence aux entreprises afin de savoir sur quels leviers elles s’appuient pour définir leur stratégie d’investissements RSE.
 
La responsabilité sociale des entr eprises (RSE) amélior e-t-elle leur performance ? Pour répondre à cette question, Patricia Crifo et Sandra Cavaco s’intéressent aux combinaisons de pratiques de RSE et montrent que certaines synergies sont en effet susceptibles d’avoir un impact économique positif pour les entreprises.
 
Patricia Crifo et Sandra Cavaco se sont intéressées à la complémentarité entre différentes pratiques socialement responsables et la performance des entreprises. “Le lien empirique entre la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et la performance a reçu une attention considérable ces 35 dernières années, mais aucun consensus n’a émergé quant au fait que la RSE améliore ou non la performance des entreprises. Pour lever le voile sur cette question, au lieu d’analyser l’impact d’une dimension de la RSE prise isolément, nous examinons comment la combinaison de ces pratiques peut rendre les entreprises plus performantes, et essayons d’identifier lesquelles.”
 
Un sujet capital
Pour Patricia Crifo, il faut sortir de l’approche strictement financière et intégrer l’économie de l’environnement, l’économie du travail et l’économie de la gouvernance afin de déterminer les synergies propices aux investissements de RSE et la façon dont les politiques publiques peuvent les encourager . “Après les travaux de l’économiste américain Robert Solow, il semblait que la croissance des années 1980-1990 était basée sur une combinaison entre innovation technologique, changement organisationnel et hausse du niveau du capital humain, a-t-elle expliqué dans une interview publiée dans Le Monde le 18 mai 2010 dans le cadre du Prix 2010 du meilleur jeune économiste, pour lequel elle avait été nominée. La question des années 2000 est de savoir si une croissance soutenable peut naître de la combinaison entre technologies de l’environnement, gouvernance des entreprises plus responsable et gestion du capital humain innovante.”
 
Des synergies synonymes de performance accrue
Patricia Crifo estime que l’identification de complémentarités ou substituabilités entre les différentes pratiques RSE est décisive, notamment pour les méthodes d’ISR basées sur les approches “best-in-class” (sélection d’entreprises pro-actives) : “Cette recherche montre justement qu’il existe des complémentarités entre les composantes sociales, environnementales et la gouvernance qui sont payantes en termes de performance financière pour l’entreprise.” Et de citer l’exemple du constructeur automobile Ford, qui investit de manière cohérente pour exploiter les complémentarités de différentes dimensions de la RSE : “Cette entreprise est réputée pour sa politique sociale, elle investit dans les RH mais aussi dans toute la chaîne de valeur. Ford étend toutes ses exigences à ses fournisseurs et essaie également d’améliorer l’information et la transparence vis-à-vis de ses clients.”
 
Les stratégies d’arbitrage peuvent aussi être payantes
Mais il existe également des interactions négatives entre certaines dimensions de la RSE. “Des entreprises comme Walmart préfèrent donc procéder à un arbitrage… avec succès ! Le leader du “hard discount” aux Etats-Unis investit ainsi beaucoup en matière environnementale mais exerce une pression très forte en matière sociale et sur la chaîne d’approvisionnement pour soutenir sa politique de prix faibles.” Mais si, comme Walmart, certaines entreprises peuvent être tentées de se spécialiser sur des volets précis de la RSE plutôt que d’investir dans plusieurs dimensions simultanément, Patricia Crifo souligne que la forte rentabilité de Walmart repose sur le court terme. “C’est un modèle économique adapté à un marché sur lequel on vise la réduction des coûts, y compris humains estime-t-elle. Pas certain que ce modèle soit durable et rentable à long terme! Il faudra veiller aux conséquences s’ils sont confrontés à des crises sociales dans les dix prochaines années, comme cela a déjà été le cas par le passé.” Et choisir ce modèle d’arbitrage est d’autant plus discutable que Patricia Crifo et Sandra Cavaco montrent que la combinaison de facteurs complémentaires de RSE semble améliorer bien davantage la performance.
 
Méthodologie

Pour mettre en évidence les combinaisons de pratiques sociales et environnementales susceptibles de réduire les coûts et d’améliorer la rentabilité des entreprises, Patricia Crifo et Sandra Cavaco ont procédé à une analyse empirique d’un ensemble de données alliant variables environnementales, sociales et de gouvernance provenant de la base de données deVigeo (agence européenne de nota tion extra-financière, qui mesure les performances des entreprises en matière de développement durable), et variables rela tives à la performance économique et financière provenant de la base de données d’Orbis (outil de veille économique et d’analyses financières sur plus de 60 millions d’entreprises dans le monde).

 
Recommandations

  • Pour les pouvoirs publics : Il serait intéressant d’améliorer l’information et la transparence afin de sa voir sur quels leviers les entreprises s’appuient pour définir leur stratégie d’investissements dans les pra tiques de RSE. Il faut pousser les entreprises à communiquer, à fa voriser le reporting de manière précise sur les différentes dimensions de la RSE.
  • Pour les émetteurs et les investisseurs : il est important de déplo yer une politique cohérente en matière de RSE pour les entreprises et les investisseurs. Il faut essayer d’investir dans les différentes dimensions de la RSE, mais en les considérant comme des éléments cohérents d’une politique globale et pas comme des dimensions indépendantes. Ils doivent s’intéresser aux synergies et aux arbitrages possibles pour définir leur stratégie, notamment en ce qui concerne l’investissement socialement responsable fondé sur les méthodes de “best-in-class”, très répandues en France et en Europe.
 
A Retenir

  • L’article identifie des pratiques socialement responsables qui, quand elles sont combinées, ont une influence positive sur la performance et donc la rentabilité à long terme.
  • Il identifie également les bonnes pratiques qui fonctionnent mieux sans être combinées, mais qui ont un impact moins important sur la performance.
  • Ce travail montre l’intérêt des entreprises pour les politiques de RSE. Il fournit ainsi des arguments supplémentaires aux pouvoirs publics.
 
Cahier de l’ILB N° 4, Article de Patricia CRIFO 
 
Article de recherche lié

 

Un taux d’actualisation adapté pour concilier finance et développement durable

D’après un entretien avec Christian Gollier et son article “Ecological Discounting” (Journal of Economic Theory n° 145, mars 2010).
 
 
Synthèse
En ramenant sa valeur future à un équivalent actuel, l’actualisation permet d’évaluer la pertinence d’actions ayant des effets étalés sur des temps longs et constitue à ce titre un important outil d’aide à la décision. Mais cette opération est généralement considérée comme incompatible avec la notion de développement durable parce qu’elle a un effet d’écrasement exponentiel et que l’impact des projets d’investissement durable se manifeste à très long terme, contrairement aux projets à logique purement financière. En intégrant la détérioration de la qualité de l’environnement, Christian Gollier a déterminé qu’un taux d’actualisation moins élevé devait être appliqué aux projets comportant un volet environnemental. Les pouvoirs publics commencent à en tenir compte, comme ils l’ont fait en revoyant à la baisse le taux d’actualisation usuel en 2005. Mais ces derniers ne doivent pas pour autant arrêter d’encourager les entreprises à tenir compte de leurs performances extra financières sur le long terme, notamment par le biais d’incitations comme la taxe carbone ou le soutien au secteur des fonds ISR. En limitant l’accès au capital des entreprises « environnementalement irresponsables », en l’occurrence celles qui ne valorisent pas suffisamment les bénéfices environnementaux à long terme de leurs investissements, l’existence de ces fonds ISR a en effet tendance à rendre plus difficile leur financement.
 
L’actualisation, qui constitue depuis longtemps un outil ef ficace d’aide à la décision, n’était jusque-là pas adaptée aux projets d’investissement comportant un volet environnemental. Christian Gollier montre pourtant qu’en utilisant un taux adapté, elle permettrait d’intégr le développementer durable à la logique financièr e et ainsi inciter les entr eprises à faire davantage d’efforts en faveur de la protection de l’environnement.
 
En ramenant sa valeur future à un équivalent actuel, l’actualisation permet d’évaluer la pertinence d’actions ayant des effets étalés sur des temps longs. Cette opération constitue à ce titre un important outil d’aide à la décision. “Le sujet de cet article est de déterminer la meilleure manière de valoriser des impacts éloignés dans le futur dans le processus de décision, explique Christian Gollier. Il vient compléter un ensemble de travaux de recherche que j’ai mené depuis une dizaine d’années sur les liens entre le développement durable et la finance. L’objectif final est de savoir quelle doit être l’intensité des efforts à consentir aujourd’hui pour améliorer le bien-être des générations futures, à très long terme, pour ensuite décider dans quels projets investir en priorité : réduction des émissions de gaz à effet de serre, recherche et développement, amélioration des infrastructures collectives, éducation des jeunes, etc. Ces travaux ont aussi pour objectif de donner un sens opérationnel à la responsabilité environnementale des entreprises.”
 
Dans quels projets investir aujourd’hui ?
Pour réaliser cet arbitrage, Christian Gollier a recours à l’analyse coût-bénéfice, un instrument qui permet d’optimiser les choix individuels et collectifs en matière d’investissements, mais en y intégrant l’impact sur l’environnement. “On considère les coûts et les bénéfices de chacune des actions possibles. Parmi les bénéfices, il y a des bénéfices purement financiers, par exemple quand vous investissez dans une centrale nucléaire vous avez des coûts de production inférieurs. Mais une centrale nucléaire a aussi des coûts et des bénéfices écologiques liés au risque nucléaire et à l’absence d’émissions de CO 2, tous étalés dans un temps long. Il faut donc pouvoir comparer cet investissement à d’autres, qui auront des impacts très différents, dans leur nature et dans leur étalement temporel”.
 
L’actualisation et le développement durable, incompatibles ?
La difficulté consiste à utiliser ces outils économiques à bon escient dans le cadre du développement durable. Car comme l’explique Christian Gollier , “les écologistes sont souvent sceptiques quant à l’emploi de l’analyse coût-bénéfice pour la formulation des politiques environnementales, car l’évaluation économique ne tient pas suffisamment compte, d’après eux, des dommages environnementaux encourus dans un futur lointain. Soit en raison d’une sous-évaluation des impacts, soit d’un taux d’actualisation trop élevé”. Utilisé dans la finance depuis longtemps, le taux d’actualisation s’avérait jusque-là incompatible avec la prise en compte des effets de long terme car l’actualisation à un effet d’écrasement exponentiel. “Si on utilise le taux d’actualisation classique de 4%, un dommage de 1 euro dans un an est équivalent à un dommage immédiat de 96 centimes. Si ce dommage ne se produit que dans un siècle, ce dommage ne vaut plus que moins de 2 centimes dans les calculs économiques, poursuit-il. Le taux d’actualisation anticipe une croissance économique mais il devrait aussi anticiper une détérioration potentielle de la qualité de l’environnement”.
 
Un taux d’actualisation plus faible et plus efficace
Christian Gollier a longtemps travaillé sur ce problème, notamment avec Martin Weitzman, de l’université d’Harvard. Selon eux, puisque les bénéfices et les coûts des investissements comme ceux visant à réduir e les émissions de gaz à effet de serr e se manifestent à long terme, le niveau du taux auquel ils doivent être actualisés doit être plus faible que celui utilisé habituellement en finance. Ils justifient leur recommandation sur les très fortes incertitudes prévalant sur le progrès économique. Un taux écologique plus faible devrait aussi être utilisé pour actualiser les impacts environnementaux dans l’évaluation des projets, compte tenu des perspectives médiocres d’amélioration de la qualité de notre environnement. Sinon, le bénéfice environnemental des projets liés à la lutte contre le réchauffement climatique,
comme dans le cas de politiques publiques aux bénéfices sociaux et environnementaux, serait tr op faible par rapport à l’intérêt conjoint des générations présentes et futures. “C’est ici que les fonds d’investissement ISR peuvent avoir un impact sur les incitations des entreprises à intégrer des performances extra-financières sur le long terme, ajoute-t-il. En refusant d’investir dans les entreprises “environnementalement irresponsables” en l’occurrence celles qui ne valorisent pas suf fisamment les bénéfices environnementaux à long terme de leurs investissements, l’existence de ces fonds a pour effet d’accroître le coût du capital de ces entreprises”.
 
Méthodologie

Comment tenir compte du développement durable dans l’évaluation des politiques d’investissement des entreprises, des investisseurs et de l’Etat ? La réponse tient en un mot : le taux d’actualisation. Mais s’il est élevé, comme c’est souvent le cas sur les marchés financiers et selon la théorie économique classique, les impacts à long terme seront très faiblement représentés dans l’évaluation. Christian Gollier résout ce problème en intégrant dans l’analyse une dimension extra-financière (comme la qualité de l’environnement) comme déterminant du bien-être collectif. Il montre que les bénéfices et les coûts environnementaux doivent être actualisés à un taux plus bas que celui utilisé pour les cash-flows financiers. Il estime ce taux d’actualisation environnemental à 1,5% (contre 3,2% pour les biens de consommation) en utilisant les données sur le lien entre la biodiversité et le développement économique.

 
Recommandations

  • Cette recherche montre qu’un taux d’actualisation différent doit être appliqué aux projets comportant un volet environnemental. Les pouvoirs publics commencent à en tenir compte, comme ils l’ont fait en revoyant à la baisse le taux d’actualisation usuel en 2005 suite à la publication de travaux antérieurs de Christian Gollier et d’autres économistes.
  • Mais cela ne signifie pas pour autant que les pouvoirs publics peuvent arrêter d’inciter les entreprises à intégrer les impacts extra-financiers par le biais d’incitations comme la taxe carbone ou le soutien au secteur des fonds ISR.
 
A Retenir

  • L’actualisation, dont l’effet est exponentiel, est généralement considérée comme incompatible avec la notion de développement durable car l’impact des projets d’investissements durables se manifeste à très long terme, contrairement aux projets à logique purement financière.
  • Pour être compatible avec l’optimum intergénérationnel, le taux d’actualisation de projets intégrant un volet environnemental doit être moins élevé que celui des projets financiers.
 
Cahier de l’ILB N° 4, Article de Christian GOLLIER 
 
Article de recherche lié 

 

La responsabilité sociale du secteur financier est-elle limitée ?

D’après un entretien avec Edouard Challe et son article "Leverage, excessive risk-taking, and financial instability" (chapitre 2 de CSR and the Long Run in the Aftermath of the Financial Crisis, de Patricia Crifo et Jean-Pierre Ponssard, éditions de l’Ecole Polytechnique, 2010).
 
 
Synthèse
« La gouvernance des entreprises du secteur bancaire est un aspect majeur de la responsabilité sociale. D’une certaine manière, on peut rattacher la prise excessive de risques à un problème de gouvernance : les incitations des gestionnaires n’étant pas alignées avec les intérêts des parties prenantes, notamment les actionnaires, mais plus largement la société dans son ensemble puisque les pertes du secteur bancaire sont socialisées », explique Edouard Challe. L’économiste constate que l’on assiste à une résurgence des crises depuis les années 80, période qui correspond au phénomène de libéralisation financière dans la plupart des pays. Pour lui, ce qui s’est déroulé depuis 2008 n’est qu’une version amplifiée des crises qui s’étaient produites avant. « A chaque fois, on observe un comportement similaire de la part des intermédiaires financiers : notamment leur propension à s’appuyer énormément sur l’effet de levier, c’est-à-dire qu’ils gonflent leur bilan en empruntant beaucoup et en prêtant énormément. Les risques pris sont considérables pendant les périodes de forte croissance. La crise financière se produit alors quand un mauvais choc fait éclater la bulle », estime-t-il.

Selon Edouard Challe, les banques sont protégées par leur responsabilité limitée, « l’un des piliers du capitalisme moderne », et le savent parfaitement : les gains qu’elles peuvent engranger sont infinis, mais les pertes limitées ! À défaut de surveiller le secteur bancaire, qui a toujours un temps d’avance sur les régulateurs, des politiques macroprudentielles pourraient contribuer à limiter ces excès à l’avenir…

 
La responsabilité sociale des entreprises du secteur financier est engagée dans toutes les crises depuis 25 ans ! Sachant qu’elles bénéficiaient d’une responsabilité limitée (notamment par ce que les pertes étaient systématiquement socialisées), Edouard Challe explique que les banques ont en effet eu tendance à prendre des risques excessifs. A défaut de proposer une régulation plus importante, le chercheur espère que les politiques macroprudentielles pourront, à l’avenir, limiter ces excès.
 
Edouard Challe s’intéresse au rôle des banques dans le déclenchement des bulles, notamment au fait qu’elles prennent trop de risques et ont ainsi tendance à pousser le prix de certains actifs vers le haut quitte à mettre en danger leur propre solvabilité. Rien d’étonnant, donc, à ce que ses travaux soient publiés dans l’ouvrage CSR and the Long Run in the Aftermath of the Financial Crisis, consacré à la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) :“la gouvernance des entreprises du secteur bancaire est un aspect majeur de la responsabilité sociale, explique l’auteur. D’une certaine manière, on peut rattacher la prise excessive de risques à un problème de gouvernance : les incitations de certains intermédiaires (dont les banques d’investissement) n’étant pas nécessairement alignées avec les intérêts des parties prenantes, les actionnaires et, plus largement, la société dans son ensemble puisque les pertes du secteur bancaire sont socialisées”.
 
La prise de risques, mère des dernières crises
Edouard Challe constate que l’on assiste à une résurgence des crises depuis les années 80, période qui correspond aux phénomènes de libéralisation financière dans la plupart des pays. “On a les yeux un peu rivés sur la crise des subprimes, fille de toutes les crises, mais ce qui s’est déroulé depuis 2008 n’est qu’une version amplifiée des crises qui s’étaient produites avant, estime-t-il. Et à chaque fois, on observe un comportement similaire de la part des intermédiair es financiers. Par exemple, leur propension à s’appuyer énormément sur l’effet de levier, c’est-à-dire qu’ils gonflent leur bilan en empruntant beaucoup et en prêtant énormément : les risques pris sont considérables pendant les périodes de forte croissance. La crise financière se produit alors quand un mauvais choc fait éclater la bulle”.
 
Une responsabilité limitée ?
L’argument central de l’article est que les intermédiaires sont partiellement protégés par leur responsabilité limitée. Il y a une limite aux pertes qu’ils peuvent subir, mais pas aux gains qu’ils peuvent engranger. “Il est toujours tentant de prendre plus de risques dans cette configuration parce que cela donne la chance d’obtenir des gains élevés, tout en faisant porter une partie des pertes par les prêteurs ultimes ou par les contribuables en cas de renflouement public, poursuit Edouard Challe. Cette tendance peut être observée dans absolument toutes les crises”. Mais Edouard Challe ne voit pas très bien comment revenir sur cette responsabilité limitée, “l’un des piliers du capitalisme moderne”, qui est pourtant aussi une des sources essentielles de cette prise de risque excessive. “C’est le facteur sur lequel j’insiste, mais il y en a d’autres : le fait, par exemple, que les grandes banques soient implicitement garanties par l’intervention publique et d’autres comme la rémunération des traders, du “front office”, basée sur les bonus (…). Il y a une grande dif ficulté à mettre en place des systèmes de politique économique qui contrent ces tendances”.
 
Le secteur financier intouchable ?
Et si Edouard Challe r econnaît que la voie prise, notamment aux Etats-Unis, n’a pas été de renforcer la régulation financière, il garde espoir : “Il y a toujours cette réflexion au niveau des banques centrales dans le monde entier par rapport à la politique macroprudentielle, et je pense que cela peut évoluer dans les mois ou les années qui viennent vers une meilleure prise en compte des interdépendances, par exemple entre la politique monétaire et la stabilité financière”. L’une des mesures qui ont été proposées est d’instaurer des ratios de capitalisation plus élevés, qui varieraient dans le cycle, ce qui protègerait les banques contre la faillite et aussi ceux qui leur prêtent de l’argent, incitant également les intermédiaires financiers à prendre moins de risques quand ils sont le plus tentés de le fair c’est à dire, pendant les booms. Mais Edouard Challe reste prudent. “La politique macro-prudentielle peut contribuer à limiter la prise de risques, mais certainement pas à éliminer le risque. D’autant que le problème de l’innovation financière demeure. La crise des subprimes est imputable à un retard quasiment systématique du régulateur sur l’industrie financière, qui est capable d’inventer des produits et donc de prendre plus de risques en contournant les dispositifs réglementaires existants”. Aux Etats-Unis, l’augmentation de l’offre de produits financiers à haut risque par les institutions financières a en partie répondu à une demande accrue pour ces produits par les agents non financiers, qui fut elle-même favorisée par certaines politiques économiques (concernant par exemple l’accession à la propriété immobilière.).
 
Méthodologie

Edouard Challe utilise des modèles mathématiquement simplifiés pour montrer la relation qui existe entre les bulles et les bilans des intermédiaires financiers sur les marchés.

Il constate en particulier comment la boucle de rétroaction entre les prix et les attentes peut conduire à des bulles, à des déséquilibres multiples et à la possibilité de défaillance des intermédiaires.
 
Recommandations

  • Même s’ils sont complexes à mettre en place, un renforcement de la réglementation financière, une politique contrant l’effet de levier et la prise de risques excessifs par des intermédiaires traditionnellement peu réglementés (banques d’investissement, “shadow banking system”) semblent s’imposer.
  • A tout le moins, la mise en place de politiques macroprudentielles, voire une sur veillance plus importante des marchés, pourraient aider à limiter les excès du secteur financier.
 
A retenir

  • Dans le cas du secteur bancaire, la prise de risques excessive relève de la responsabilité sociale des entreprises dans la mesure où les pertes sont socialisées.
  • Liée, entre autres, à la responsabilité limitée dont bénéficient les banques et ceux qui les financent, la prise de risques excessive est responsable de toutes les crises récentes, qui se sont multipliées depuis 25 ans, et de la déréglementation du secteur.
  • A défaut de réguler le secteur bancaire, qui a toujours un temps d’avance sur les régulateurs, des politiques macroprudentielles pourraient contribuer à limiter la prise de risques.
 
Cahier de l’ILB N° 4, Article d’Edouard CHALLE 
 
Article de recherche lié