La gestion des risques financiers est au coeur des activités de recherche de l’Institut Louis Bachelier via ses deux fondations adossées que sont l’Institut Europlace de Finance (EIF) et la Fondation du Risque (FdR). Il faut dire qu’au moment du déferlement de la plus grave crise économique et financière de l’après-guerre, les besoins de comprendre et d’identifier les mécanismes, qui ont failli mettre en péril la finance internationale, étaient primordiaux pour les pouvoirs publics, les régulateurs et les professionnels. Si, depuis cette période, des garde-fous ont été instaurés pour encadrer le système financier, force est de constater que de nombreuses interrogations sur les menaces et les risques perdurent. Sans trop rentrer dans les détails, il est clair que le contexte actuel, à la fois incertain et mouvant, nécessite l’apport d’une recherche académique d’excellence, certes foisonnante en France, mais souvent insuffisamment valorisée et partagée au grand public ainsi qu’aux spécialistes. Or, outre la conduite de recherche, la diffusion des derniers travaux scientifiques en économie et en finance constituent nos principales missions que vous pouvez retrouver dans nos différentes publications comme Les Cahiers Louis Bachelier par exemple.

Dans ce dernier numéro, sont abordées les évolutions liées à la gestion des risques en assurance. Le secteur assurantiel a connu de nombreuses modifications, en grande partie réglementaires, qui ont rebattu les cartes de son métier. On peut même affirmer que la profession d’assureur est sans doute celle qui a connu les plus grands bouleversements du secteur financier, notamment avec l’instauration de la directive européenne Solvabilité 2 et l’émergence récente du Big Data. Dans cette optique d’enrichissement des connaissances théoriques et des applications pratiques du secteur assurantiel, le programme de recherche sur l’appréhension des risques et des incertitudes (Pari) dispose de suffisamment de recul et d’expertise pour analyser les derniers changements à l’oeuvre dans l’assurance. Ce programme regroupe une pluralité de chercheurs de différentes disciplines telles que la sociologie et les statistiques. Cette caractéristique transdisciplinaire confère aux approches des points de vue divers, qui sont pertinents pour analyser historiquement les évolutions en assurance, tout en permettant d’émettre des recommandations concrètes pour améliorer la gestion des risques dans le futur. Dans le premier article, les chercheurs retracent comment des modèles mathématiques incohérents se sont lentement et sûrement diffusés dans l’industrie. Le deuxième article est consacré à l’analyse des avantages et des inconvénients de la directive Solvabilité 2, qui encadre l’assurance en Europe.

Dans le troisième texte, la naissance et l’essor de la fonction risque dans les compagnies d’assurance sont expliqués sous l’angle sociologique. Quant au quatrième article scientifique, il aborde l’évolution de la profession d’actuaire qui est devenue incontournable au fil du temps. En plus de ces quatre études, deux interviews de professionnels, partenaires financiers de Pari, complètent ce numéro, afin d’éclairer davantage les praticiens sur les évolutions du secteur.

Bonne lecture !

Jean-Michel Beacco, 
Directeur général de l’Institut Louis Bachelier

 

HOW IS INSURANCE RISK MANAGEMENT EVOLVING? [English version]

POURQUOI L’ASSURANCE S’APPUIE-T-ELLE À TORT SUR LES STATISTIQUES POUR GÉRER SES RISQUES ?

Les outils mathématiques employés dans le secteur assurantiel pour la gestion des risques rares – qui ont été adoptés dans les années 1990, avant de se propager durant les décennies suivantes à tout le secteur – reposent sur un amalgame rédhibitoire entre les notions d’aléa et d’hétérogénéité. Les articles présentés ci-après retracent la lente percolation de cette incohérence au cœur du pilotage des assureurs.

 

D’après les articles Pourquoi utilisons-nous des modèles « faux » ? et Instituer l’incohérence. Aléa et hétérogénéité au sein du secteur assurantiel, écrits par Pierre François et Sylvestre Frezal, ainsi qu’un entretien avec ce dernier.

La crise financière de 2008 a mis en lumière les failles des modèles statistiques quand ils sont mobilisés pour la gestion des risques rares. De fait, les indicateurs et les mesures statistiques des risques souffrent de limites conceptuelles et empiriques qui devraient en limiter les usages. Pourtant, après avoir été adoptés par certains assureurs, ils n’ont pas été remis en cause et leur utilisation a, au contraire, été généralisée.

 

L’ALÉA ET L’HÉTÉROGÉNÉITÉ ONT ÉTÉ CONFONDUS

Pour illustrer le propos précédent, prenons l’exemple d’une société d’assurance, qui gère plusieurs milliers de contrats d’assurance automobile. Pour estimer son tarif, l’assureur peut utiliser des statistiques, en recourant à la loi des grands nombres. Autrement dit, il peut gérer l’hétérogénéité des résultats de ses différents contrats en s’appuyant sur des statistiques. Mais ce n’est pas le cas lorsqu’il cherche à décrire et gérer un événement rare, comme une catastrophe naturelle extrême : les statistiques n’ont alors plus de sens. Fonder alors un raisonnement sur des statistiques serait absurde : une personne qui, ayant un pied dans le four et l’autre dans le congélateur, ne trouverait pas que la température est « en moyenne » agréable… « Les statistiques sont pertinentes pour décrire la masse, lorsqu’il y a beaucoup de contrats à l’issue hétérogène. En revanche, pour gérer un aléa, comme la survenance d’une crise financière, la loi des grands nombres ne peut pas s’appliquer. Pourtant, en pratique, les assureurs utilisent les mêmes outils pour gérer les risques d’autrui, qu’ils agrègent et qui sont pour eux globalement déterministes, et les risques auxquels ils sont exposés, qui sont pour eux aléatoires », explique Sylvestre Frezal. Ces outils sont devenus une institution, au sens sociologique, de la gestion des risques : l’ensemble des acteurs les reconnaissent ; ces statistiques cadrent leur comportement ; enfin, la crédibilité de ces outils est indifférente aux échecs qu’ils engendrent. En partant de ce constat simple, pour ne pas dire trivial, les chercheurs ont souhaité savoir comment et pourquoi l’amalgame entre aléa et hétérogénéité s’est lentement et progressivement initié, diffusé et institutionnalisé dans les modèles mathématiques exploités en finance et plus particulièrement dans l’assurance, un secteur très peu étudié, contrairement à la banque et aux activités de marché.

Historiquement, les débats sur le bien-fondé de recourir aux lois de probabilités pour prendre des décisions en situation d’aléa ont débuté aux 17e et 18e siècles.

 

UN AMALGAME DISSIMULÉ PAR LA THÉORIE MATHÉMATIQUE…

Historiquement, les débats sur le bien-fondé de recourir aux lois de probabilités pour prendre des décisions en situation d’aléa, i.e. d’événement unique, ont débuté aux 17e et 18e siècles, notamment avec le suisse Jacques Bernoulli. De nombreuses tentatives de rationalisation des décisions en environnement incertain ont ainsi été faites. Toutefois, dès le début des années 1800, cette idée a été abandonnée par les scientifiques, mathématiciens, philosophes juristes et économistes qui pouvaient souhaiter y recourir, car ils ont considéré qu’elle n’avait pas de sens. Ce n’est qu’au 20e siècle que cette question a ressurgi. Jusqu’aux années 1930, des mathématiciens ont construit et articulé les concepts probabilistes, mathématiquement justes, tout en alertant sur les enjeux d’interprétation pour appliquer opérationnellement ces modèles purement théoriques. « Toutefois, ces modèles mathématiques théoriques ont alors conduit à évacuer les questionnements épistémologiques relatifs à l’amalgame entre aléa et hétérogénéité, en proposant un bloc cohérent sur étagère, bloc dont l’abstraction a éloigné les questions d’interprétation, essentielles pour un usage opérationnel », souligne Sylvestre Frezal.

 

… ET INSTITUTIONNALISÉ AU COURS DU TEMPS

Ces modèles mathématiques sont passés dans le champ de l’économie dans les années 1940 et 1950 et sont enseignés dans les écoles de commerce aux États-Unis, dès la fin des années 1960. C’est le début de la théorie du portefeuille.
« La communauté économique et financière s’est approprié ces modèles théoriques sans se poser de question sur leurs conditions d’utilisation pratique, comme l’avaient fait les penseurs du 18e et comme les mathématiciens du 20e en avaient souligné l’importance », relève Sylvestre Frezal. Durant les trois décennies suivantes, ces outils ont été abondamment utilisés dans l’industrie financière (banques et sociétés de gestion) pour répondre aux problématiques liées aux investissements, avant de se propager au sein des assureurs au cours des 25 dernières années. Deux raisons principales l’expliquent. Sans trop rentrer dans les détails – qui concernent également le développement de la fonction risque au sein des assureurs (voir pages 10 et 11) – la diffusion a été favorisée, tout d’abord, par la consolidation du secteur avec la création de quelques grands conglomérats financiers, où les grands assureurs ont importé les outils de communication financière des sociétés qu’ils avaient rachetées. Puis, dans un second temps, par les exigences de la directive Solvabilité 2 qui a généralisé ces pratiques à l’ensemble des acteurs. « La réglementation a provoqué l’extension de l’amalgame à tout le secteur assurantiel, même au sein des petits acteurs », constate Sylvestre Frezal.

 

 LES STATISTIQUES CONFÈRENT DES AVANTAGES FONCTIONNELS

Certes, l’usage des outils statistiques pour gérer les risques propres des assureurs est incohérent et sa diffusion semble absurde. Elle s’explique parce que certains acteurs y croient, mais aussi car les chiffres apportent de nombreux avantages fonctionnels pour les praticiens : « D’un point de vue rhétorique, s’appuyer sur des chiffres est très puissant : si cela dégrade l’analyse, cela améliore la capacité de conviction. Par ailleurs, les statistiques permettent de se justifier et, en cas d’issue défavorable, de formaliser la faute à-pas-de-chance. Enfin, elles fournissent un point auquel se raccrocher : qu’il soit fondé ou non, c’est psychologiquement rassérénant. », soutient Sylvestre Frezal.
Alors que l’encadrement du secteur assurantiel est débattu parmi les instances européennes, la problématique de la pertinence des indicateurs quantitatifs utilisés devrait également être mise sur la table, au regard des observations et des analyses faites par la recherche.

SOLVABILITÉ 2 EST UNE RÉGULATION CONTRE-PRODUCTIVE

Moins de deux ans après son entrée en vigueur en Europe, la directive Solvabilité 2, encadrant les assureurs, est déjà en cours de révision. L’article présenté ci-après propose une évaluation scientifique et critique de ce cadre prudentiel censé protéger les assurés en améliorant la gestion des risques du secteur.

 

D’après l’article Une réforme pavée de bonnes intentions : Retour d’expérience sur Solvabilité 2 et propositions pour Solvabilité 3, écrit, par Sylvestre Frezal, ainsi qu’un entretien avec ce dernier. 

Après de longues années d’élaboration et de négociations débutées dans les années 2000, la réforme Solvabilité2, qui régule le secteur des assurances, est entrée en vigueur le 1er janvier 2016 dans l’Union Européenne (UE). L’ambition de ce cadre prudentiel est de protéger les assurés contre la faillite d’un ou plusieurs acteurs, à travers l’instauration de nouvelles mesures pour piloter les risques dans les bilans des assureurs.
Solvabilité 2 repose ainsi sur trois piliers distincts et complémentaires. Le premier concerne les exigences quantitatives que les assureurs doivent appliquer pour mesurer leurs risques. Ce volet impose notamment la valorisation des bilans des assureurs en valeur de marché (contre une valeur comptable dans Solvabilité 1) et de nouvelles exigences de capital pour absorber les chocs. Le deuxième pilier concentre les exigences qualitatives qui s’illustrent, entre autres, par un cadrage de la gouvernance des risques chez les assureurs. Quant au troisième pilier, il vise davantage de transparence, en obligeant les acteurs du secteur à communiquer des informations sur leurs risques au régulateur et au public. Dès lors, plusieurs problématiques se dégagent : ce nouveau système est-il efficace ? A-t-il des effets pervers ? In fine, améliore-t-il la situation ? Quelles sont les pistes d’amélioration ?

 

UNE APPROCHE POSITIVISTE ERRONÉE

Alors que Solvabilité 1 appliquait un raisonnement forfaitaire, qui basait les exigences de capital sur la taille des assureurs (plus il était important et plus il devait avoir un matelas conséquent), Solvabilité 2 a été fondée sur une vision positiviste. « Cette approche repose sur l’argument que les risques peuvent être finement estimés, grâce aux outils mathématiques et informatiques. Dans ce cadre, les exigences de capital des assureurs sont censées correspondre à leurs risques. Mais cette logique ne fonctionne pas, car les mesures de risques retenues contiennent une marge d’erreur trop élevée pour un usage opérationnel », souligne Sylvestre Frezal. Cette situation néfaste peut faire l’objet de la métaphore suivante : piloter une compagnie avec les mesures de risque de Solvabilité 2 reviendrait à piloter un avion de ligne avec un altimètre qui a une marge d’erreur de 50 kilomètres. Imposer l’utilisation d’un tel instrument est alors contreproductif. Pour donner un exemple concret, l’EIOPA (The European Insurance and Occupational Pensions Authority) – qui coordonne les régulateurs nationaux appliquant Solvabilité 2 – a essayé de calibrer les risques des différentes branches du secteur des assurances (auto, habitation, responsabilité civile…) dans l’UE. Les résultats ont débouché sur des écarts d’un facteur deux ou trois entre les différentes branches. Autrement dit, certaines catégories d’assurance sont considérées deux à trois fois plus risquées que d’autres. « Mais quand on analyse chaque estimation, on observe que, selon les méthodes utilisées, la quantification du risque pour une branche donnée varie d’un facteur 10 ou parfois 50 », affirme Sylvestre Frezal, avant d’ajouter : « Il faut assumer le fait qu’on ne sait pas quantifier les risques rares susceptibles de tuer un organisme. C’est nécessaire pour pouvoir s’appuyer sur d’autres outils, plus artisanaux certes, mais qui favoriseront la vigilance plutôt que de créer une illusion ». En clair, les mesures de risque des assurances ne sont pas fiables avec Solvabilité 2, ce qui constitue un échec cuisant par rapport à l’un des objectifs escomptés de cette réforme. « Le reconnaître permettrait également d’assumer une vision politique d’une régulation qui a des impacts non seulement sur le niveau de protection des assurés, mais également sur le financement de l’économie ou encore sur l’offre de service d’assurance. Et, en matière de gouvernance de la régulation, c’est nécessaire pour que les arbitrages soient débattus et pris au bon niveau ».

L’harmonisation des outils quantitatifs pour mesurer les risques pousse les assureurs à adopter des représentations similaires

 

LE RISQUE SYSTÉMIQUE AUGMENTE

Qui plus est, la vision positiviste de Solvabilité 2 augmente également le risque systémique du secteur. De fait, l’harmonisation des outils quantitatifs pour mesurer les risques pousse les assureurs à adopter des représentations similaires, des schémas de pensée identiques, en termes d’évaluation de leurs risques respectifs. « Le remplacement des outils internes par des mesures standardisées accroît le risque systémique, en créant un effet d’éviction. Quand les dirigeants disposent d’un chiffre pour mesurer leurs risques, ils vont s’y référer directement, sans forcément développer leur propre grille d’analyse. Ainsi, des mesures standardisées génèrent des comportements analogues et réduisent la diversité des assureurs et la résilience globale du système »,assure Sylvestre Frezal.

Pour éviter cette situation dangereuse, le régulateur européen devrait favoriser l’hétérogénéité et non imposer un outil industriel standardisé aux assureurs, dans le but d’éviter de cadrer la perception de leurs risques respectifs : « Afin de laisser à chaque assureur sa propre analyse, il faut éviter de leur dicter une hiérarchie des risques commune et partagée. Par exemple, il faudrait appliquer le même calibrage à tous les actifs (actions, obligations, immobilier…) sans distinction. Si certains acteurs sont convaincus, par exemple, que l’immobilier est aujourd’hui plus risqué que les actions, tant mieux : ils se comporteront différemment des autres. Alors, le jour où une classe d’actifs sera en crise, cela ne touchera que certains acteurs qui pourront être sauvés par les autres : cela permettrait de diluer le risque systémique ».

 

UN SYSTÈME COMPLEXE À SIMPLIFIER

Si Solvabilité 2 comporte certains points positifs comme l’amélioration de la qualité des données, elle est trop complexe. Parmi les simplifications recommandées par Sylvestre Frezal, figure notamment : « La suppression des calculs stochastiques dans les bilans des assureurs-vie, car ils sont lourds et aboutissent finalement à des résultats issus de conventions. Convention pour convention, l’application d’un prorata serait plus simple que la simulation de multiples scénarios ».
À l’heure où les réflexions sur la révision de Solvabilité pour 2018 sont en gestation, l’apport de la recherche dans ce domaine permet d’éclairer les parties prenantes de cet épineux dossier

LA GESTION DES RISQUES EN ASSURANCE A CONNU UN DÉVELOPPEMENT FULGURANT

Inexistante au début des années 1980 au sein des entreprises d’assurance comme dans la plupart des secteurs, la gestion des risques y est progressivement devenue incontournable.

 

D’après l’article L’invention de la fonction risque : pouvoir, contre-pouvoir ? écrit par Alban Bizieux et Pierre François, ainsi qu’un entretien avec ce dernier.

Si la fonction risque, incarnée par la direction des risques et son chief risk officer (CRO), fait désormais partie intégrante du pilotage stratégique des compagnies d’assurance, il n’en a pas toujours été ainsi. De fait, le
développement de la gestion des risques est relativement récent et remonte à la seconde moitié des années 1990. Comment est apparue cette nouvelle fonction ? Comment s’est-elle diffusée dans le secteur des assurances ? Menace-t-elle l’ordre établi dans la direction des assureurs et des mutuelles ? Autant d’interrogations auxquelles les chercheurs ont voulu répondre dans leurs travaux : « Le développement spectaculaire de la fonction risque au cours des 25 dernières années constitue un cas d’école très intéressant, pour comprendre la trajectoire de développement de certaines fonctions et la recomposition des relations de pouvoir qu’elles peuvent entraîner au sein des entreprises assurantielles », souligne Pierre François.
À l’origine, la gestion des risques est embryonnaire et épouse des formes très hétérogènes, quels que soient les secteurs où elle voit le jour. Elle se développe à partir de fonctions déjà existantes comme l’audit interne, ou la gestion des polices d’assurance dans des grands groupes industriels. Ce n’est que progressivement que cette fonction s’est organisée autour d’une direction distincte, favorisée notamment par l’apparition de crises ponctuelles et de nouveaux risques.

 

DE GRANDS GROUPES PRÉCURSEURS

Dans le secteur des assurances comme dans la plupart des autres secteurs, la gestion des risques ne concernait dans un premier temps que quelques grands groupes qui commençaient à adopter de nouvelles techniques et de nouvelles méthodes pour évaluer leurs engagements et leurs actifs. Deux raisons expliquent cette précocité. Premièrement, certaines grandes compagnies se sont approprié des outils quantitatifs qui étaient utilisés par des sociétés de gestion d’actifs plus petites qu’elles contrôlaient dans le cadre de conglomérats financiers : elles ont, en effet, mesuré que ces outils permettaient de définir un pilotage des besoins en capital plus fin et souvent moins coûteux.
Deuxièmement, à l’époque, le secteur était en consolidation avec de nombreuses fusions et acquisitions, qui nécessitaient des évaluations fines de la part des analystes et des agences de notation. Les grands groupes se sont ainsi doté peu à peu des mêmes mécanismes d’évaluations pour pouvoir entrer en dialogue avec les institutions qui évaluent leur santé financière. Cette montée en puissance, lente et continue, de la fonction risque, s’illustre dans les différents rapports annuels des groupes concernés, dont les sections dévolues à la gestion des risques s’étoffent année après année.

 

SOLVABILITÉ 2 DÉMOCRATISE LA FONCTION RISQUE À L’ENSEMBLE DU SECTEUR

D’abord circonscrite au segment étroit des très grands groupes d’assurance, la gestion des risques va ensuite s’étendre à l’ensemble d’un secteur, très hétérogène quant à la taille des entreprises qui le composent. Dans cette extension, Solvabilité 2 joue un rôle décisif : à la fin de la décennie 2000 en effet, les principes qui fondent la directive européenne se stabilisent et se diffusent. « Solvabilité 2 a joué un rôle de catalyseur dans la diffusion de la gestion des risques à tout le secteur, car elle a imposé la mise en place d’une fonction et de processus spécialement dédiés à cet effet », constate Pierre François. Or, à cette époque, les petites et moyennes compagnies sont très en retard par rapport aux plus grandes dans le développement de compétences internes liées à la gestion des risques. Pour rattraper ce fossé et se mettre en conformité avec les exigences prudentielles à venir (initialement prévue pour 2012, l’entrée en vigueur de Solvabilité 2 date du début 2016), ces entreprises doivent recruter à marche forcée des spécialistes en modélisation : « la gestion des risques a pu se diffuser avec la circulation du personnel dans les entreprises, à la fois par les débauchages très coûteux dans les grands groupes, les recrutements auprès du superviseur (ACPR) ou le recours aux consultants externes », explique Pierre François. Et de préciser : « La gestion des risques dans les assurances a suivi une chronologie assez similaire aux autres secteurs, mais elle s’est faite en deux étapes bien distinctes ».

Cette montée en puissance, lente et continue, de la fonction risque, s’illustre dans les différents rapports annuels des groupes concernés.

 

UNE ORGANISATION BICÉPHALE SPÉCIFIQUE AUX ASSUREURS

Solvabilité 2 n’impose pas de modèle précis quant aux formes que doit épouser la gestion – c’est cependant une forme spécifique qui se met en place dans l’ensemble du secteur. « Dans les autres secteurs, la gestion des risques est prise en charge par des organisations très hétérogènes : on y trouve parfois des ingénieurs, parfois des juristes, parfois des commerciaux. On ne retrouve pas cette hétérogénéité dans le cas des assurances, qui ont eu besoin avant tout de répondre à des exigences techniques de modélisation. C’est pourquoi la gestion des risques chez les assureurs revêt une organisation bicéphale, avec d’un côté des profils mathématiques spécialisés dans les modèles, et de l’autre des personnes qui font l’interface avec les autres fonctions de l’entreprise pour recueillir les informations et fournir des explications aux différentes directions lorsque c’est nécessaire », détaille Pierre François.

 

LA JEUNE DIRECTION DES RISQUES EST LOIN DE BOUSCULER LA DIRECTION FINANCIÈRE

Avec le développement rapide et grandissant de la direction des risques et de son CRO, les cartes du pouvoir dans les entreprises auraient pu être redistribuées et notamment provoquer une concurrence avec la direction financière. « La direction des risques a pris beaucoup de pouvoir rapidement, mais pas au point de remettre en cause le pouvoir de la direction financière qui reste l’antichambre de nombreux PDG et qui prend des décisions d’une importance capitale pour l’entreprise », suggère Pierre François. Il est à préciser, par ailleurs, que ces deux directions ne s’opposent pas, car elles ont des objectifs communs et parlent le même langage : la gestion des risques propose une grille de lecture générale de l’entreprise, tout comme la direction financière. « La direction des risques est jeune, elle a aussi parfois un côté censeur. Elle reste avant tout une direction technique, qui représente un centre de coût pour l’entreprise. Elle est donc encore loin de prendre la place de la direction financière. Sans oublier que le pilotage des risques sous Solvabilité 2 est compatible avec la vision de la direction financière », conclut Pierre François.

Les luttes d’influence entre ces deux services, si elles voient le jour, seront sans doute lentes à dépasser le stade des confrontations ponctuelle – et ce notamment si l’on voit que, souvent, la direction des risques dépend de la direction financière.

SOLVABILITÉ 2 A MIS LES ACTUAIRES DANS LA LUMIÈRE

Le métier des actuaires – qui sont spécialisés dans le calcul des risques d’assurance – a connu des évolutions majeures, ces dernières années. À ce titre, la sociologie des professions apporte des éclairages sur les bouleversements de cette corporation qui ne connaît pas la crise.

 

D’après l’article L’actuaire à la croisée des chemins, écrit par Carine Ollivier, ainsi qu’un entretien avec cette dernière.

Avec un effectif d’environ 3 000 personnes en France, les actuaires représentent une profession confidentielle pour le grand public. Il faut dire que cette fonction – qui nécessite un profil mathématique et technique – est traditionnellement et historiquement dévolue aux calculs et à la gestion des risques des produits commercialisés au sein des compagnies d’assurance. Et cette spécificité est généralement éloignée des préoccupations directes du citoyen ordinaire. Toutefois, l’évolution réglementaire du secteur des assurances avec la directive européenne Solvabilité 2 – dont l’élaboration s’est accélérée après la crise financière de 2008 et qui est entrée en vigueur en 2016 – a mis les actuaires sur le devant de la scène. « Les actuaires ont joué un grand rôle dans la directive Solvabilité 2 sur le plan technique, lié aux modélisations complexes des risques contenus dans les bilans des compagnies d’assurance », confirme Carine Ollivier. Ainsi, Solvabilité 2, dans son article 48, définit précisément la fonction actuarielle en lui confiant, entre autres et de manière non exclusive, des responsabilités importantes sur l’évaluation des engagements et la modélisation des risques.
Par ailleurs, l’émergence du Big Data, ces dernières années, joue également un rôle important dans les évolutions de cette profession qui fait face à un afflux important de données hétérogènes à prendre en compte et à l’émergence du nouveau métier de data scientist dédié à cette transformation digitale. Au vu de ces deux changements majeurs, Carine Ollivier, sociologue des professions, s’est intéressée à la constitution de ce groupe professionnel, aux évolutions de ses prérogatives, ainsi qu’à sa représentation dans la sphère publique. « Les actuaires représentent un cas de laboratoire très intéressant dans mon domaine de recherche, car ce n’est pas une profession réglementée comme les notaires, les avocats ou les médecins. Et pourtant, ils connaissent le plein-emploi et une quasi-fermeture de leur marché du travail », affirme la chercheuse qui a effectué une enquête sociologique qualitative sur cette profession, par le biais d’une revue de la littérature existante et de la conduite de nombreux entretiens avec des actuaires et des personnes gravitant autour de la profession (recruteurs, membres de l’Institut des actuaires et cætera).

 

LES ACTUAIRES ET LA GESTION DES RISQUES DE L’ENTREPRISE

Si les actuaires sont spécialisés dans le calcul des nombreux risques individuels des produits d’assurance en établissant des modélisations et des tarifications, à partir de statistiques et de probabilités, Solvabilité 2 a permis d’élargir leur périmètre à la gestion des risques globaux de l’entreprise. « Même si la gestion de gros risques à l’échelle d’une compagnie est très différente, comparée à celle plus petite liée aux produits individuels, la nouvelle fonction de Chief Risk Officer (CRO) est principalement occupée par des actuaires. L’évolution de la gestion des risques, engendrée par Solvabilité 2, constitue un débouché naturel pour eux », explique Carine Ollivier. Cette importance récente donnée aux actuaires dans la gestion des risques de l’entreprise ne constitue pourtant pas une chasse gardée. « Les actuaires ont été vigilants et ont pris le train au bon moment. Ils sont très bien placés pour obtenir des postes de CRO, mais ils sont en concurrence avec d’autres profils qui peuvent être issus d’écoles de commerce ou d’ingénieurs », précise Carine Ollivier. Toutefois, malgré les perspectives d’évolution vers le poste de CRO, la problématique de l’indépendance des actuaires se pose, car ils restent hiérarchiquement soumis à leur direction générale. « Dans les pays anglo-saxons, les actuaires ont une responsabilité qui s’assimile à celle des commissaires aux comptes et leur indépendance est protégée. En France, ce n’est pas très clair et il règne une ambiguïté entre indépendance et hiérarchie », constate Carine Ollivier.

 

Malgré les perspectives d’évolution vers le poste de CRO, la problématique de l’indépendance des actuaires se pose, car ils restent hiérarchiquement soumis à leur direction générale

 

LES ACTUAIRES ONT DE LA CONCURRENCE DANS LE BIG DATA

Outre la gestion des risques, les actuaires sont également confrontés à la mutation résultant de l’essor des megadonnées. Certes, ce domaine est encore récent et loin d’être monétisable au sein des compagnies d’assurance, mais les actuaires se sont tout de même engouffrés dans cette nouvelle porte ouverte. « Même si les actuaires analysent des données, ils ne bénéficient pas d’une antériorité particulière dans le Big Data. Pourtant, l’Institut des actuaires (IA) – l’association qui organise et représente la profession – estime que ses membres sont les mieux placés pour prendre en charge ce travail. En réalité, l’IA anticipe – bien qu’un peu tardivement par rapport à d’autres acteurs – le bouleversement du Big Data qui peut effrayer, car personne ne sait comment cela va évoluer », explique Carine Ollivier.
Cependant et contrairement à la gestion des risques, l’analyse du Big Data recouvre unediversité bien plus large de profils dont des mathématiciens, des informaticiens ou encore des physiciens. « Le marché de l’assurance fonctionne sur la loi des grands nombres, tandis que le Big Data contredit le principe de mutualisation des assurances. Il peut paraître curieux que les actuaires s’intéressent au Big Data. Nous observons d’ailleurs un clivage entre les profils et les générations : les anciens orientés sur la conception et la tarification des produits ne sont pas très portés sur les megadonnées, alors que les jeunes générations d’actuaires ayant un profil tourné vers les modélisations trouvent une occasion de réaliser de nouvelles choses », estime Carine Ollivier.

 

L’INSTITUT DES ACTUAIRES (IA), LE GARANT DE LA CORPORATION

En dépit des évolutions récentes observées par les actuaires, la profession reste privilégiée et ne subit pas le chômage. Au contraire, il y a même une pénurie de ces « techniciens du risque » dont les profils s’arrachent dans les cabinets de recrutements spécialisés. « L’IA arrive à réguler le marché du travail avec beaucoup de réussite. Ses grilles d’évaluation et salariale sont communément appliquées par les acteurs du secteur. L’efficacité marchande et corporatiste de l’IA ne nécessite pas l’intervention du législateur, en dépit de ce que réclame l’association qui souhaite que le caractère “fit and proper” (compétence et honorabilité) des actuaires soit reconnu pour garantir leur indépendance et leur responsabilité », conclut Carine Ollivier

Dans un tel contexte et alors que de nombreuses professions sont déréglementées, les actuaires jouissent d’un positionnement et d’une valorisation à faire pâlir d’envie d’autres groupes professionnels.

 

 

« L’AMPLEUR DE LA PROCYCLICITÉ DE SOLVABILITÉ 2 EST EXCESSIVE »

Virak Nou est associé et responsable du pôle vie du cabinet Actuaris, spécialisé dans le conseil en actuariat auprès des compagnies d’assurance. Actuaire et spécialisé dans la modélisation et la valorisation, il est un observateur avisé des changements réglementaires intervenus dans le secteur ces dernières années. Outre ses fonctions, il a également participé à des travaux de l’initiative de recherche Pari qui ont conduit à la rédaction de l’article Contrats avec PB et régulation procyclicique : inéluctabilité, avantage, inconvénient. Pour l’ILB, il revient sur les principales conclusions et recommandations de cet article, co-écrit avec Sylvestre Frezal et Eléonore Haguet.

 

ILB : Pourquoi Solvabilité 2 accroît-ellela procyclicité pour les assureurs-vie ?

Virak Nou : Tout d’abord, il faut rappeler que Solvabilité 1 était aussi une régulation procyclique, même si elle était moins forte. Solvabilité 2 est davantage procyclique pour deux raisons.
Premièrement, le capital à immobiliser s’appuie sur les risques contenus dans le bilan, risques qui sont à géométrie variable. À l’inverse, dans l’ancienne réglementation, le capital à immobiliser s’élevait à 4 % des provisions techniques. Par conséquent, les exigences de capital sous Solvabilité 2 sont plus élevées aujourd’hui que ce qu’elles auraient été au début des années 2000, car la situation économique actuelle est plus défavorable. Deuxièmement, Solvabilité 2 a fait émerger la notion de valeur future (les marges futures) des contrats d’assurance-vie. Désormais, les assureurs-vie comptabilisent, dans leurs bilans, ces marges qui permettent notamment de couvrir les exigences de capital. Toutefois, dans le contexte économique actuel morose, les marges futures des contrats d’assurance- vie sont nulles, voire négatives, ce qui accroît le capital à immobiliser pour les compagnies, alors que, début 2000, cette même activité aurait généré des marges positives qui auraient réduit les capitaux à immobiliser.

C’est pourquoi vous avez conclu que Solvabilité 2 récompensait trop les situations favorables…

VN : Tout à fait. Quand l’activité économique est bonne, comme au début des années 2000, les compagnies sont incitées à proposer beaucoup de contrats d’assurance-vie. Mais, si la situation s’inverse et devient mauvaise, ces mêmes souscriptions pénalisent les acteurs du secteur par le besoin en capital très élevé. Or, l’environnement économique change beaucoup plus vite que la duration des contrats. L’ampleur de la procyclicité de Solvabilité 2 est excessive.

Peut-on donc affirmer que Solvabilité 2 impacte négativement les fonds propres des assureurs-vie ?

VN : C’est un peu plus subtil que cela. Aujourd’hui, les nouveaux contrats d’assurance- vie ne servent pas de taux minimum garanti (TMG), ce qui n’est pas pénalisant pour les exigences de capital des compagnies. En
revanche, les anciens contrats encore en vigueur – comme ceux distribués au début des années 2000 et qui ont un TMG élevé situé entre 2 et 4 % – nécessitent des exigences de capital très élevées. Ce sont ces contrats qui impactent très négativement les fonds propres des assureurs. Il est à noter que ces générations de contrats étaient déjà coûteuses sous Solvabilité 1 puisque l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) avait imposé aux assureurs français d’établir des provisions pour risque de taux.

Le pilotage des risques à 1 an et les exigences de capital associées à Solvabilité 2 ne sont-elles pas incohérentes avec des contrats d’assurance-vie ?

VN : En effet, les exigences de capital à un an ne sont pas adaptées aux assureurs-vie qui ont des engagements de long terme. Ceci étant dit, ce principe d’un an est illusoire, dans la pratique, les produits d’assurance-vie sont valorisés jusqu’à leur extinction dans les bilans prudentiels des compagnies, ce qui, de fait, revient à considérer une vision des risques à plus long terme qu’un an.

En cas de baisse des taux, Solvabilité 2 agit comme un premier avertissement (Early warning). Est-ce le seul avantage de la directive ?

VN : Solvabilité 2 permet d’anticiper plus rapidement des pertes sur des contrats d’assurance-vie avant qu’elles ne deviennent effectives, mais ce n’est pas le seul avantage par rapport à l’ancien système. Certes, le pilier 1 de la directive – et ses exigences quantitatives – est peu pertinent pour les contrats d’assurance- vie, mais les deux autres piliers qui comprennent notamment des reportings réguliers à destination des régulateurs et une gouvernance plus fine des assureurs nuancent les effets négatifs du premier. Mais ce sont surtout les exercices prospectifs de type ORSA qui seront précieux pour disposer d’une bonne visibilité pour le pilotage financier des assureurs-vie.

Quelles mesures pourraient atténuer le caractère procyclique de Solvabilité 2 ?

VN : Il faut rappeler que Solvabilité 1 avait des vertus comme la valorisation des actifs en comptabilité historique et la persistance dans le temps des exigences de capital. La réintroduction de ces principes (comme c’est le cas pour les fonds de retraite professionnelle) serait probablement plus adaptée à la branche d’assurance-vie. 

« LES EFFETS DE SOLVABILITÉ 2 SONT DÉSASTREUX »

Emmanuel Sales est le président de la Financière de la Cité, une société de gestion pour compte de tiers auprès de clients institutionnels, essentiellement des mutuelles et des assureurs de taille moyenne. Avec plus de 30 ans d’expérience dans la gestion d’actifs, il est un témoin privilégié des bouleversements provoqués par Solvabilité 2 et qu’il détaille pour l’ILB.

 

ILB : Comment jugez-vous l’impact global de Solvabilité 2 pour les assureurs ?

Emmanuel Sales : Solvabilité 2 est le produit d’une vision positiviste de l’économie, qui conduit à la destruction de toutes les pratiques et les institutions qui, au sein du monde de l’assurance, font obstacle à la logique du marché. Les choix politiques s’estompent devant une logique purement technocratique de pilotage. Les effets économiques et moraux de cette approche sont désastreux.

Pouvez-vous développer ces risques ?

ES : L’assimilation du risque à la volatilité crée à l’évidence un biais de court terme. Ainsi, beaucoup d’assureurs ont basculé une part importante de leurs investissements en actions vers les obligations d’État, alors que les taux d’intérêt étaient à leur plus bas historique. Combinée avec les politiques d’attrition bancaire menées par la BCE, Solvabilité 2 a eu un effet déflationniste sur l’économie. Sur le plan industriel, les textes favorisent la cartellisation du secteur au détriment des acteurs de taille moyenne. Au sein des entreprises, la responsabilité politique cède à l’exigence de conformité externe, dans une logique quasi médiévale de respect des normes. L’Europe s’est mis elle-même ces fers aux pieds. Ni le Royaume-Uni (pour ses fonds de pension), ni les États Unis n’ont ce type de règles.

Cette directive a pourtant été présentée comme une réponse à la crise financière…

ES : Solvabilité 2 a été lancée bien avant la crise et, malheureusement, la réglementation n’en a pas tiré les leçons. La crise nous a appris qu’il fallait être plus méfiant à l’égard des agences de notation, que la « valeur en risque » n’était pas la mesure absolue des risques financiers, etc. Curieusement, Solvabilité 2 magnifie le rôle des agences et s’appuie sur une approche du risque largement démentie par la réalité. En privé, beaucoup d’acteurs reconnaissent ces limites, mais ils ont peur de se déjuger et les intérêts sont devenus trop importants pour changer de direction.

Quel est le plus gros risque pour les assureurs avec Solvabilité 2 ?

ES : Le rôle de l’assurance est d’effectuer une mutualisation et un transfert intergénérationnel des risques. Évaluer la situation d’une entreprise en fonction de la probabilité de faillite à un an annihile la notion de transfert des risques qui est normalement assumée par les assureurs. Il aurait été plus logique de laisser aux compagnies l’appropriation de leurs propres risques, plutôt que de mettre en oeuvre une réglementation
aussi complexe.

Selon ses concepteurs, Solvabilité 2 a été instaurée pour protéger les assurés. Quel est votre avis ?

ES : Comme l’a montré l’initiative de recherche PARI, Solvabilité 2 est essentiellement une réforme de communication financière, qui instaure une uniformisation des normes à l’échelle européenne dans une logique de concentration parfaitement assumée par les promoteurs de la réforme. L’intérêt des souscripteurs de contrats est au second plan.

Selon des travaux de l’initiative de recherche Pari, le risque systémique augmente avec Solvabilité 2. Qu’en pensez-vous ?

ES : En effet, le cadrage standardisé de Solvabilité 2 pour mesurer les risques des assureurs accroît  sensiblement le risque systémique, car cela force tous les acteurs à adopter des stratégies d’investissement similaires. Par exemple, si une hausse violente des taux d’intérêt se produit, le secteur entier sera beaucoup plus sous pression que sous Solvabilité 1. Il faut rappeler qu’en Europe, il y a eu très peu de faillites de compagnies d’assurance. C’est un métier dans lequel le risque systémique en fait n’existait pas, contrairement au secteur bancaire.

Comment jugez-vous les recommandations pour simplifier Solvabilité 2 émises par les chercheurs de l’initiative
de recherche Pari ?

ES : Tout d’abord, je tiens à souligner le courage des chercheurs de l’initiative de recherche Pari, car ils ont posé de vraies questions épistémologiques et de légitimité dans un domaine où les enjeux politiques et financiers sont colossaux. Je pense que cette réglementation ne sera pas remise en cause, mais qu’il serait possible d’y apporter quelques ajustements pour donner plus de souplesse. À ce titre, comme le recommande l’initiative de recherche, l’uniformisation du stress à toutes les classes d’actifs permettrait de favoriser l’hétérogénéité dans la perception des risques et donc de réduire le risque systémique. De même pour la suppression des calculs stochastiques dans les bilans des assureurs- vie qui, en l’état actuel, introduisent de la volatilité dans les fonds propres des assureurs et donc sur leurs ratios de solvabilité.