Une nouvelle édition des Conversations A/venir a été organisée par l’Institut Louis Bachelier, le 7 novembre, au Collège de France, en partenariat avec la Fondation BNP Paribas. Au cours de cet évènement, Philippe Aghion, économiste et professeur au Collège de France, est intervenu sur le sujet de la réindustrialisation de l’Europe.

Alors que les dernières décennies ont été marquées par la réduction de l’industrie dans la valeur ajoutée, la pandémie de covid-19 et la transition écologique soulignent la nécessité de reconstruire une industrie en Europe. Ce constat est partagé aux Etats-Unis, qui mène une politique particulièrement volontariste en la matière. De fait, l’Inflation Reduction Act (IRA), adopté par le Congrès en août 2022, permettra d’orienter près de 400 milliards de dollars de financements vers l’industrie américaine de l’énergie et du climat dans les 10 prochaines années.

Vers la fin de la théorie sur le libre-échange de Ricardo ?

Toutefois, la nécessité de la réindustrialisation de l’Europe ne va pas de soi. « Nous savons, depuis les travaux de Ricardo au XIXe siècle qu’un pays gagne à se spécialiser dans le facteur de production pour lequel il a un avantage compétitif », a rappelé Jean Michel Beacco, délégué général de l’Institut Louis Bachelier dans son introduction. Dès lors, pourquoi l’Europe se lancerait-elle dans l’industrie alors que son coût du travail est plus élevé que dans les pays émergents, notamment en Chine ?

Consensus de Washington et brevets triadiques

L’exposé de Philippe Aghion, a apporté des réponses. Le modèle néolibéral, défendu par le FMI depuis les années 1980 (« le consensus de Washington »), s’oppose à toute intervention étatique dans l’industrie. Les politiques doivent se restreindre à des interventions horizontales – école, institutions, respect du droit – pour créer un climat propice à l’innovation. C’est en effet l’innovation, impulsée par des acteurs en recherche de rentes, qui est à l’origine de la croissance, comme expliqué par le modèle développé par Philippe Aghion et Peter Howitt en 1987.

Cependant, la faiblesse de la politique industrielle en Europe, en particulier en France, est à l’origine de délocalisations qui expliquent un décrochage dans plusieurs secteurs scientifiques. Pour mesurer la distance à la « frontière technologique », Philippe Aghion compare le nombre de brevets « triadiques », c’est-à-dire déposés simultanément aux Etats-Unis, au Japon et en Europe. Si la France reste dans le top 15 des pays dans monde, le retard s’est creusé s’agissant, par exemple des technologies médicales ou des voitures du futur.

Ainsi, une politique industrielle est justifiée pour les externalités positives qu’elle provoque dans l’économie, par résoudre les problèmes de coordination (passage du prototype à l’industrialisation et à la commercialisation) ou encore pour limiter « la dépendance au sentier », c’est-à-dire l’influence des technologies passées sur l’innovation, notamment en matière d’énergies fossiles.

Une agence européenne

Dans ce contexte, l’Europe doit se réformer. L’Union européenne (UE) est un « géant réglementaire, mais un nain budgétaire », explique Philippe Aghion. L’économiste incite ainsi l’UE à pérenniser un mécanisme d’emprunt commun d’environ 500 milliards d’euros, à la manière du plan de relance européen « Next Generation EU » adopté après la pandémie de Covid-19. Ce fonds pourrait faire émerger une industrie européenne, avec l’aide de financements privés.

En outre, Philippe Aghion préconise la création d’une « DARPA européenne », inspirée de l’agence américaine spécialisée dans la Défense, pour améliorer les liens entre recherche et industrie. Enfin, le professeur au collège de France suggère à l’UE de faciliter les aides d’Etat, théoriquement interdites, pour les industries favorables à la transition écologique.

Des Einstein perdus

L’intervention de Philippe Aghion a été suivie d’une table ronde, animée par Guillaume Ledit, directeur éditorial de l’ADN Studio, pour échanger sur des pistes de solution. La priorité doit être donnée à la « décarbonation de l’industrie » explique Sylvie Jehanno, PDG de la filiale d’EDF Dalkia. Cela peut passer par plusieurs axes : amélioration de l’efficacité énergétique, électrification, digitalisation. Isabelle Loc, directrice Générale de BNP Paribas Leasing Solutions, défend de son côté « l’économie circulaire », qui peut être un moteur distinctif de l’industrie en Europe.

Et les intervenants se sont rejoints sur un point crucial, le système éducatif constitue la base de toute politique économique. Sans une formation scientifique de qualité, les efforts sont vains, car les talents n’émergent pas. Philippe Aghion a ainsi cité l’économiste Xavier Jaravel qui parle « d’Einstein perdus ». Pour éviter cette situation et permettre de retrouver de la vigueur sur le plan industriel, l’UE doit plus que jamais redoubler d’efforts sur le plan politique.

Vous pouvez écouter les enregistrements audio de la conférence ici