+ Ajouter à ma sélection Comment la finance peut-elle soutenir l’intérêt commun ? 5 Oct. 2018 Actualités #chaire-finance-durable-et-investissement-responsable Cahier Download the english version here Quels projets faut-il soutenir pour assurer le bien-être de notre société sur le long terme ? Ces actions doivent-elles être menées au niveau des gouvernements, des entreprises, ou des individus ? Dispose-t-on des bons outils pour évaluer ces choix et nous assurer du comportement responsable des entreprises ? Les débats sur ces questions se sont intensifiés au cours de cette année 2018. Larry Fink, PDG de BlackRock, premier gestionnaire d’actifs au monde, a rappelé dans sa lettre aux actionnaires la responsabilité des entreprises: « La société exige que les entreprises, à la fois publiques et privées, se mettent au service du bien commun. Pour prospérer au fil du temps, toute entreprise doit non seulement produire des résultats financiers, mais également montrer comment elle apporte une contribution positive à la société. » En France, le Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises (PACTE) propose d’intégrer une dimension sociale et environnementale à la définition de l’objet social dans le Code Civil. Le chemin est encore long pour comprendre comment la finance peut conjuguer les intérêts des générations actuelles avec ceux des générations futures, et avec ceux des « parties prenantes » autres que les actionnaires et investisseurs. Depuis 10 ans, la Chaire Finance Durable et Investissement Responsable* (FDIR), de l’Ecole Polytechnique et Toulouse School of Economics (TSE), bénéficie du soutien de partenaires privés et de l’Institut Louis Bachelier pour apporter des réponses à ces questions. Ce nouveau numéro des Cahiers Louis Bachelier présente des travaux récents menés au sein de la Chaire. Christian Gollier présente dans une interview les difficultés d’intégrer le risque climatique dans les décisions d’investissement, où le problème de mesure de la valeur sociale des investissements se double de la complexité de coordonner les gouvernements, et d’intégrer le bien-être des générations futures. Il précise également le rôle que peuvent jouer les acteurs de l’investissement socialement responsable (ISR) pour soutenir des politiques d’investissement responsables. À travers une étude empirique inédite dans le contexte français, le deuxième article de Patricia Crifo examine la rentabilité des entreprises qui prennent des engagements socialement responsables. Le troisième article de Loredana Ureche-Rangau reprend l’argument du PDG de BlackRock, qui explique qu’un fonds universel intègre, par définition, un objectif de bien-être social. Il montre que cet objectif social conduit à des politiques différentes de celles d’un fonds qui a un mandat explicite de représentation des citoyens, comme le fonds souverain norvégien. Le quatrième article de Simone Sepe analyse la question de la « bonne » gouvernance des entreprises aux États-Unis. Il montre qu’une structure de gouvernance d’un conseil d’administration adéquate permet de s’affranchir des exigences de court terme des actionnaires, afin de développer des projets de long terme. Enfin, le dernier article d’Édouard Challe s’intéresse au rôle de la finance dans le développement des États, et montre que l’afflux de capitaux peut avoir un effet négatif sur la qualité des institutions chargées de la gouvernance. Bonne lecture ! Catherine Casamatta, Professeure de Finance, TSE et Toulouse School of Management, Université Toulouse 1 Capitole et membre de la chaire FDIR LES MARCHÉS FINANCIERS PEUVENT JOUER UN RÔLE DANS LA LUTTE CONTRE LE CHANGEMENT CLIMATIQUE Si le financement de la transition énergétique devient de plus en plus urgent, compte tenu de l’impact grandissant du réchauffement climatique, il est cependant nécessaire d’orienter davantage les capitaux internationaux vers des investissements favorables au bien-être collectif, en particulier dans la prise en compte des impacts environnementaux des investissements privés. Ces problématiques capitales pour l’avenir de la planète et des générations futures sont largement abordées dans les travaux de recherche de Christian Gollier, directeur de la Toulouse School of Economics (TSE). Dans son dernier ouvrage, Ethical Asset Valuation and the Good Society (Columbia University Press, paru en octobre 2017), il développe une approche scientifique atypique pour évaluer les décisions d’épargne et d’investissement, afin qu’elles soient au service de l’intérêt général. Dans cet entretien, il revient sur les principales recommandations qui découlent de ses travaux. ILB : Dans votre essai paru en 2017, vous proposez une méthode à contre-courant de la théorie économique classique pour orienter les investissements dans des actifs à long terme conférant des bénéfices sociaux pour les générations futures. Quel est le point de départ de votre travail ? Christian Gollier : La finance a été très critiquée, ces dernières années, pour être la source de nombreux dysfonctionnements dont l’illustration la plus sévère a été la crise financière de 2008-2012. J’ai voulu émettre des réflexions, notamment à destination des investisseurs socialement responsables, pour à la fois mettre ces critiques en perspective et proposer une vision éthique de penser l’allocation du capital dans l’économie. Pour reprendre les choses à leur base, il faut rappeler que les entreprises ne font pas que des profits et ne font pas qu’employer de la main-d’œuvre, elles génèrent également des externalités à la fois positives et négatives qui sont communément appelées des performances extra-financières. Or, celles-ci devraient être prises en compte du point de vue de l’intérêt général dans les problématiques de valorisation des actifs, d’allocations de portefeuilles et d’investissements réels dans l’économie. Une des difficultés majeures de nos économies, depuis deux siècles, est l’allocation efficace du capital dans l’économie. Jusqu’ici, les marchés financiers ont été la meilleure réponse à cette question, mais elle n’est pas parfaite en termes d’efficacité et de compatibilité avec l’intérêt général. Quelles sont les sources d’inefficience des marchés aujourd’hui ? CG : L’enjeu du changement climatique est crucial. Les entreprises n’ont pas d’incitation à réduire leurs émissions de carbone, même s’il y a eu quelques tentatives dans le monde. Je pense au marché européen des permis d’émission de carbone qui est le système le plus abouti. Hélas, pour plusieurs raisons, à la fois politiques et économiques, le prix des quo- tas de carbone reste actuellement trop faible pour que les entreprises intègrent vraiment les dommages climatiques qu’implique l’utilisation d’énergies fossiles dans leurs décisions d’investissement et dans leurs choix technologiques. Quelles seraient les solutions pour résoudre la problématique des externalités négatives causées par les entreprises ? CG : Comme une majorité des économistes académiques à travers le monde, je pense que les États devraient renforcer leur politique de lutte contre le changement climatique en imposant un prix du carbone plus élevé que celui qui prévaut aujourd’hui sur les marchés des permis d’émission. Une autre alternative serait que les entreprises, par le biais d’incitations venant des marchés financiers, intègrent elles-mêmes un prix du carbone et leurs performances écologiques dans leurs choix d’investissement, afin qu’elles prennent les décisions les plus intelligentes. Dans ce registre, le marché des fonds d’investissement socialement responsable (ISR) tente de le faire. Dans mon ouvrage, j’essaie justement de partager des principes fondateurs conduisant à une méthodologie transparente pour évaluer les choix d’investissement avec une approche socialement responsable, car les marchés financiers peuvent jouer un rôle dans la lutte contre le changement climatique. Quels sont les principes et la méthodologie à privilégier pour que les investisseurs d’entreprises adoptent une vision plus socialement responsable ? CG : Je propose d’identifier les différentes sources de performances non financières comme la sécurité au travail ou encore la réduction des inégalités, en plus des différentes émissions de polluants. Mon discours auprès des fonds ISR est de les sensibiliser à intégrer, en plus de la simple rentabilité financière, un prix du carbone et des externalités négatives dans leurs évaluations d’investissement et leurs allocations de portefeuilles. Par exemple, aujourd’hui, les entreprises sont obligées de publier leurs émissions de carbone dans leurs rapports annuels. Les fonds ISR devraient ainsi regarder les émissions des entreprises et les multiplier par le prix du carbone pour réintégrer ce coût dans leurs évaluations. Ils devraient également adopter le même procédé pour les autres externalités négatives et même pour les externalités positives comme le bien-être au sein de l’entreprise, l’augmentation des salaires des employés les moins bien rémunérés (par exemple parce que délocalisés), qui permet de réduire les inégalités dans le monde. Les États devraient renforcer leur politique de lutte contre le changement climatique en imposant un prix du carbone qui soit plus élevé que celui qui prévaut aujourd’hui sur les marchés des permis d’émission Pour simplifier, cela revient un peu à un système de bonus/malus. CG : Exactement, comme c’est le cas pour le marché de l’assurance automobile. Il y a des entreprises qui émettent plus que d’autres. En général, les fonds ISR adoptent une vision « Best-in-class », sans quantifier vraiment les émissions, mais plutôt en faisant des comparai- sons relatives entre entreprises plus ou moins socialement responsables. Que proposez-vous donc pour les évaluations des entreprises par les fonds ISR ? CG : Mon approche va beaucoup plus loin que la simple vision « Best-in-class » : utilisons les techniques quantitatives de la finance, notamment le modèle de Markowitz, sur des données de profitabilité de dividendes par action, qui inclut les performances non-financières valorisées éthiquement sous un filtre ISR. Il n’est pas problématique que des fonds ISR affichent des valeurs différentes pour les externalités positives et négatives, car il est important que les épargnants puissent choisir en fonction de leurs propres préférences éthiques. Cela permettrait aussi de rendre les fonds ISR plus transparents, et donc plus attractifs. Selon votre approche, chaque fonds ISR déciderait des valeurs à donner aux externalités. CG : Il ne s’agit pas de donner des valeurs de manière arbitraire. Si je prends l’exemple du prix du carbone, un fonds ISR pourrait décider de l’estimer à 100 euros la tonne. Est-ce suffi- samment éthique ou pas ? De nombreux économistes travaillent sur ce sujet, notamment au sein du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) et ont des éléments à apporter. Pour les économistes, l’idéal serait de valoriser la tonne de carbone au coût/ dommage marginal qu’elle génère, même si le débat concernant son niveau n’est pas tranché. Je pense que le dommage d’une tonne de carbone devrait être estimé autour des 50 euros, même s’il n’existe pas de consensus parmi les scientifiques sur ce sujet. Au final, les fonds ISR devraient s’adresser à des économistes de l’environnement pour estimer le coût du carbone pour la société. En l’absence de consensus international sur le prix du carbone, n’est-il pas difficile d’appliquer votre approche ? CG : Il est vrai qu’il y a une incertitude scientifique résiduelle sur l’intensité des dommages climatiques causée par les rejets du carbone et il faudra encore quelques décennies pour l’évaluer de manière certaine Toutefois, ce n’est pas parce qu’il y a de l’incertitude qu’il faut s’empêcher d’agir, de prendre des décisions, surtout que nous vivons tous dans une forme d’incertitude, et que nous prenons quand même des décisions ! L’incertitude ne doit pas être une justification d’inaction, au contraire, il faut intégrer le risque dans nos décisions. Or, les financiers le font depuis des décennies, pourquoi ne le ferions-nous pas sur le changement climatique ? Parmi les autres inefficiences des marchés financiers, peut-on mentionner leur caractère court-termiste ? CG : Cette question doit être abordée d’une autre façon. Une entreprise peut être incitée à être potentiellement court-termiste, car le capital coûte cher sur les marchés financiers. Or, plus le coût de mobilisation du capital est élevé et plus l’entreprise cherchera à s’en extraire le plus rapidement possible pour ne pas pénaliser sa rentabilité. Dans ce cas-là, l’entreprise est poussée à être court-termiste. Le coût du capital représente ainsi la rentabilité exigée par les investisseurs, qui est une combinaison des taux d’intérêt auxquels l’entreprise emprunte et du taux de rendement des actions qu’elle a émises. Pour voir si les marchés financiers poussent une entreprise à être court-termiste, il faut analyser, historiquement, les taux d’intérêt auxquels elle a emprunté. Ce sont ces taux qui détermineront ses choix d’investissement et ils s’apparentent à un taux d’actualisation déterminé par les marchés financiers. Au XXe siècle, les entreprises peu risquées, qui ont pu financer leur capital à un taux d’intérêt proche de celui des obligations d’État, ont, en fait, emprunté à des taux d’intérêt réels très faibles. Ils étaient même beaucoup plus faibles que ce qu’indiquaient les modèles de la finance classique autour des 4 %, alors que les taux d’intérêt réels aux États-Unis se situaient plutôt à 1 % et ils étaient même négatifs en France, en raison de la forte inflation. En réalité, les marchés financiers ont été long-termistes avec ces entreprises peu risquées. Cela signifie que les ménages ont beaucoup épargné pour les financer, ce qui a alimenté la forte croissance du siècle dernier et notre bien-être actuel, alors qu’ils avaient un niveau de revenu 5 à 10 fois inférieur au nôtre. En revanche, pour les entreprises très risquées, qui ont investi dans les nouvelles technologies de l’époque et fait beaucoup de recherche et développement, les marchés financiers ont exigé des taux de rentabilité beaucoup plus élevés avec une forte prime de risque. Cela a contribué à inhiber leur prise de risque à long terme, ce qui n’est pas très bon pour la croissance et l’innovation. Il est préférable d’appliquer un taux d’actualisation faible, voire nul, pour les investissements peu risqués à long terme (au-delà de 4 décennies), afin d’inciter les États et les entreprises à les réaliser. Si les générations anciennes étaient long-termistes sur le plan de l’épargne, que peut-on dire de notre génération actuelle et des conséquences pour les générations futures ? CG : Ce que la théorie de la finance moderne nous dit, c’est que les marchés financiers génèrent des taux d’intérêt qui sont trop faibles et des primes de risque qui sont trop élevées. En clair, les marchés financiers incitent trop les entrepreneurs à la prudence, alors que les ménages peuvent contrôler leurs risques dans de larges portefeuilles diversifiés. Revenons-en à l’évaluation des investissements à long terme, dont les bénéfices sociaux nets futurs sont actualisés pour mesurer leur création de valeur pour la société. À combien devrait s’élever ce taux d’actualisation ? CG : Les incertitudes très importantes qui pré- valent dans le très long terme justifient de réaliser aujourd’hui des sacrifices importants pour les générations futures. Dès lors, il est préférable d’appliquer un taux d’actualisation faible, voire nul, pour les investissements peu risqués à long terme (au-delà de 4 décennies), afin d’inciter les États et les entreprises à les réaliser. Toutefois, pour les investissements à 20 ou 30 ans, je recommande un taux d’actualisation réel autour de 2 %. En effet, dans un monde en croissance comme le nôtre, les générations futures seront plus riches que la nôtre. Or, épargner aujourd’hui revient à transférer du pouvoir d’achat aux générations futures, ce qui augmente les inégalités intergénérationnelles. Cela peut paraître choquant de prime abord, mais il faut rappeler que, même si la France est en crise économique depuis 40 ans, son PIB réel s’est largement accru sur la même période ! Pour conclure, quelles sont vos recommandations prioritaires pour réduire l’impact actuel du changement climatique sur les générations futures et favoriser ainsi des investissements vertueux ? CG : La solution de premier rang serait que les États s’accordent sur un prix universel du carbone dans le monde. Mais cela va être très difficile, voire impossible, à mettre en œuvre compte tenu des égoïsmes nationaux, notamment l’« America First ». Comme je l’ai évoqué précédemment, l’alternative de repli serait que les marchés financiers mettent en place des mécanismes d’évaluation de leurs projets ou décisions d’investissement à destination des États, des entreprises et des entrepreneurs, qui intègrent un prix du carbone à un niveau compatible avec l’intérêt général. À ce titre, le développement des fonds ISR est une voie intéressante pour y parvenir, encore faut-il que les épargnants soient suffisamment motivés pour aller dans cette direction. LA RSE EST-ELLE RENTABLE POUR LES ENTREPRISES ? Si l’essor de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) s’inscrit dans la bonne direction, ses conséquences positives sur les performances économiques ne font pas l’objet d’un consensus clair dans la littérature académique. Des chercheurs apportent de nouveaux éclairages sur cette problématique ô combien importante. D’après l’article CSR related management practices and Firm Performance: An Empirical Analysis of the Quantity- Quality Trade-off on French Data, International Journal of Production Economics, Volume 171, 2016, écrit par Patricia Crifo, Marc-Arthur Diaye, Sanja Pekovic, ainsi qu’en entretien avec Patricia Crifo. Comment concilier des comportements vertueux en faveur de l’environnement, des employés, des clients et des fournisseurs, tout en maximisant les bénéfices ? Cette épineuse question, qui peut s’apparenter à un dilemme pour les chefs d’entreprise, met en lumière les difficultés stratégiques liées à la mise en place de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Cette dernière, qui a émergé il y a une vingtaine d’années, se définit par des démarches volontaires positives effectuées par les entreprises, axées sur des préoccupations sociales, environnementales et éthiques dans leurs activités économiques. Suivant cette définition, la RSE regroupe une multitude de pratiques s’insérant dans différentes dimensions (l’environnement ou le vert, les ressources humaines, les relations avec les parties prenantes, la gouvernance etc…), qui vont au-delà du cadre légal imposé par les réglementations en vigueur. Il faut dire que le contexte réglementaire a largement favorisé la RSE dans les pays développés, en particulier en France, notamment avec la loi NRE (Nouvelles régulations économiques) en 2001 et avec la loi Grenelle II en 2010. Dès lors, les entre- prises doivent trouver un intérêt à adopter de la RSE. « Nous avons voulu savoir s’il existait des raisons économiques, qui vont au-delà de la communication et du marketing, pour justifier l’intégration de pratiques RSE dans les entreprises », souligne Patricia Crifo. D’autant plus que, malgré une littérature académique abondante sur ce sujet, aucun consensus n’a émergé sur l’apport positif de la RSE dans les résultats des entreprises : des études ont estimé que la RSE améliorait la rentabilité, tandis que d’autres ont conclu le contraire. L’une des raisons de ces divergences s’explique par l’arbitrage à résoudre entre quantité et qualité pour mesurer l’impact des différentes dimensions de la RSE. « La quantité porte sur les effets des différentes dimensions de la RSE calculés de manière séparée ou agrégée, alors que la qualité s’apprécie en observant les interactions des dimensions RSE entre elles », explique Patricia Crifo, tout en précisant que : « L’absence de consensus dans la littérature a été le point de départ conceptuel de notre étude. À l’heure d’aujourd’hui, ce bilan académique contrasté est légèrement contrebalancé et il a été prouvé que la RSE apportait un bénéfice légèrement positif aux entreprises. Toutefois, la recherche scientifique a du mal à comprendre ce lien de causalité. Notre travail a permis ainsi d’y voir plus clair », affirme Patricia Crifo. UNE ÉTUDE EMPIRIQUE INÉDITE SUR LE CONTEXTE FRANÇAIS Pour réaliser leur étude, les chercheurs ont utilisé des données de l’Insee sur les entreprises, basées sur l’enquête COI (Changements Organisationnels et l’Informatisation), datant de 2006. Il est à préciser que cette enquête englobe un champ plus large et n’est pas dédiée spécifiquement à la RSE. « À partir des réponses des entreprises, nous avons ensuite observé les données quantitatives qui relevaient de la RSE pour constituer notre échantillon de plus de 10 000 entreprises, dont des PME. Cette base de données originale nous a permis de corriger plusieurs biais : le biais lié à la taille des entreprises avec la présence de nombreuses PME, le biais de surestimation des pratiques RSE des grands groupes et celui de sous-estimation des PME », explique Patricia Crifo. Les chercheurs se sont ensuite concentrés sur trois dimensions de la RSE : le vert, la gestion des ressources humaines (RH), ainsi que les relations avec les clients et les fournisseurs, en fonction des données disponibles. À partir de là, ils ont pu construire des indicateurs pour estimer les effets des trois dimensions RSE sur les profits des entreprises. « Nous avons d’abord mesuré l’impact des dimensions RSE prises séparément et agrégées sur les profits pour obtenir une analyse quantitative, puis nous avons étudié les effets des interactions entre les trois dimensions, afin d’avoir une vision qualitative des conséquences combinées de la RSE sur les résultats des entreprises », ajoute Patricia Crifo. Malgré une littérature académique abondante sur ce sujet, aucun consensus n’a émergé sur l’apport positif de la RSE dans les résultats des entreprises. LA RSE EST POSITIVE POUR LES ENTREPRISES En examinant leurs résultats économétriques, les chercheurs sont parvenus à dégager des résultats robustes et significatifs. De fait, les trois dimensions de la RSE analysées ont des effets positifs sur les profits des entreprises qu’elles soient isolées ou agrégées. « Contrairement aux idées reçues, la RSE n’engendre pas de coût supplémentaire pour les entreprises. Au contraire, elle améliore leur rentabilité. Dans une autre étude, réalisée pour France Stratégie sur un échantillon de 8 500 entreprises, nous avons trouvé qu’en moyenne, la RSE procurait un bénéfice supplémentaire de 13 % aux entreprises, qui sont engagées dans cette démarche, par rapport à celles qui ne le sont pas », assure Patricia Crifo. LES ASPECTS QUALITATIFS DE LA RSE SONT À PRIVILÉGIER Quant aux interactions des dimensions RSE entre elles, elles sont également positives, seuls leurs niveaux d’intensité varient. Ainsi, les interactions de la dimension verte avec celle des RH représentent la combinaison optimale pour les profits des entreprises. À l’inverse, les relations avec les clients et les fournisseurs ont un effet inférieur aux deux autres dimensions, dans les résultats des entreprises. « Ce résultat ne veut pas dire qu’une entreprise doit privilégier une dimension au détriment d’une autre ou qu’elle doit se contenter d’empiler les bonnes pratiques. La stratégie la plus efficace serait de privilégier des aspects qualitatifs de pratiques RSE, qui s’inséreraient dans la vision globale de l’entreprise », recommande Patricia Crifo. Au vu de ces résultats positifs de la RSE sur les bénéfices des entreprises, les incitations financières des pouvoirs publics pour favoriser la RSE n’auraient pas de sens sur le plan économique, car cela donnerait lieu à des effets d’aubaine négatifs. « Le rôle des pouvoirs publics est plutôt d’encourager avec pédagogie la RSE. La poursuite des politiques actuelles, fondées sur des exigences de transparence de la part des entreprises, est nécessaire. C’est cette combinaison de réglementation et d’autorégulation des entreprises qui est la bonne solution », conclut Patricia Crifo. COMMENT LES INVESTISSEURS INSTITUTIONNELS SE COMPORTENT-ILS FACE AUX ÉMISSIONS DE GAZ À EFFET DE SERRE GÉNÉRÉES PAR LES ENTREPRISES ? Face au spectre menaçant qu’incarne le réchauffement climatique, de plus en plus d’investisseurs accordent de l’importance aux externalités négatives, notamment environnementales, engendrées par les entreprises. Des chercheurs ont identifié les comportements de BlackRock et du fonds souverain norvégien dans leurs votes lors des assemblées générales d’actionnaires D’après l’article BlackRock vs Norway Fund at Shareholder Meetings: Institutional Investors’ Votes on Corporate Externalities, écrit par Marie Brière, Sébastien Pouget, et Loredana Ureche-Rangau, ainsi qu’un entretien avec cette dernière. Alors que le réchauffement climatique, causé par les activités humaines, se fait davantage ressentir comme l’ont montré les récents événements météorologiques, les émissions de gaz à effet de serre poursuivent leur tendance haussière. Dans ce registre, les entreprises ont une part de responsabilité importante avec les externalités négatives, notamment environnementales, qu’elles provoquent dans leurs activités économiques. Or, ces dommages représentent un montant colossal pour la société. Ainsi, d’après Trucost, en 2013, les dégâts environnementaux (émissions de gaz à effet de serre, utilisation de l’eau et pollution de l’air) engendrés par les entre- prises ont coûté environ 4 700 milliards de dollars à l’économie mondiale. « Ce montant énorme représentait 6 % du PIB mondial en 2013. En l’état actuel, les projections pour 2050 tablent sur 18 % du PIB mondial, rien que pour ces externalités environnementales », déplore Loredana Ureche-Rangau. LES INVESTISSEURS INSTITUTIONNELS DÉCLARENT LEUR ENGAGEMENT SUR LE CLIMAT En parallèle, les investisseurs institutionnels détenaient un peu plus de 60 % des actions cotées dans le monde en 2015. Dès lors, de par leur poids important sur les marchés financiers, ces investisseurs de long terme ont un rôle à jouer pour influencer les politiques environne- mentales des entreprises dont ils détiennent des participations. Début 2018, Larry Fink, PDG de BlackRock, le plus grand gestionnaire d’actifs de la planète avec 5 100 milliards de dollars d’actifs sous gestion, a indiqué qu’il souhaitait plus de transparence et d’implication sur les impacts environnementaux des entreprises. En juillet dernier, le fonds souverain norvégien, le plus important au monde avec plus de 1 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion, s’est engagé à prendre en compte le risque de changement climatique. « Ces deux acteurs importants sont considérés comme des investisseurs universels. BlackRock détient au moins 5 % du capital dans 2 500 entreprises à travers le monde, tandis que le fonds norvégien possède au moins 1 % des actions des entreprises dans lesquelles il investit. Nous avons souhaité voir comment ils votent et comment ils influencent les stratégies des entreprises lors des assemblées générales (AG) d’actionnaires », précise la chercheuse. Et de poursuivre : « Certes, ces deux grands investisseurs ont des objectifs et des philosophies très différentes : BlackRock est une entreprise privée cotée qui a un devoir fiduciaire envers ses actionnaires, alors que le fonds souverain norvégien se qualifie de responsable et place l’argent de la rente pétrolière en vue de la faire fructifier pour les générations futures, tout en rendant des comptes au parlement et au peuple norvégien. Mais, ils sont également des investisseurs universels, ce qui nous apporte des éclairages sur leurs incitations à voter en faveur d’une résolution et s’opposer ainsi à la direction d’une entreprise. » LES TAUX D’OPPOSITION SUR LES RÉSOLUTIONS ENVIRONNEMENTALES SURPASSENT LES QUESTIONS FINANCIÈRES Pour réaliser leur étude empirique, les auteurs de l’article scientifique se sont donc concentrés sur les votes dans les AG d’actionnaires en 2014 en analysant 35 382 résolutions communes votées par les deux acteurs dans 2 796 entreprises dans le monde. Ce travail de longue haleine leur a permis de classifier les résolutions par thématiques (environnementales, sociales, gouvernance, financières…) et par déposants (actionnaires, directions). Des résultats significatifs ont ainsi pu être dégagés : sur les résolutions proposées par les actionnaires, BlackRock s’oppose dans 9 % des cas au management de l’entreprise, contre 34 % pour le fonds norvégien. Parmi ces résolutions, le fonds souverain s’oppose dans 49 % des cas sur celles concernant l’environnement et le social. De son côté, BlackRock s’oppose à la direction pour les résolutions environnementales dans 4 % des cas et à 9 % pour les sociales. Quant aux résolutions sur les émissions de gaz à effet de serre, le fonds norvégien s’oppose dans 83 % des cas, contre 4 % pour BlackRock. « Les deux fonds s’opposent davantage à la direction sur les résolutions environnementales et sociales par rapport aux résolutions financières, mais le fonds souverain est plus actif sur ces enjeux », souligne Loredana Ureche-Rangau. LES EXTERNALITÉS SE RÉPERCUTENT FORCÉMENT SUR LES INVESTISSEURS UNIVERSELS Pour expliquer et justifier l’engagement de ces fonds contre les externalités environnementales et sociales des entreprises, la littérature académique a mis en exergue le concept d’investisseurs universels, très diversifiés et aux nombreuses participations: les externalités négatives causées par une entreprise du portefeuille de ces investisseurs peuvent peser sur d’autres entreprises du même portefeuille et influer ainsi sur sa rentabilité globale. « Dans notre étude, nous avons trouvé que la notion d’investisseur universel était nécessaire, mais pas suffisante pour expliquer une politique de vote active contre les externalités environnementales. D’autres leviers sont à l’œuvre », déclare Loredana Ureche-Rangau. Le concept de philanthropie déléguée, consistant à promouvoir les préférences et les valeurs des personnes représentées dans les fonds (clients, investisseurs, citoyens), pourrait représenter une incitation pour les investisseurs institutionnels. « Pour le moment, nous ne pouvons pas clairement le prouver, mais nous poursuivons nos travaux sur les données d’autres fonds sur plusieurs années », admet Loredana Ureche-Rangau, tout en émettant des recommandations de politiques publiques : « Les multinationales, à l’origine d’externalités négatives, ne pourront pas être disciplinées par les investisseurs institutionnels uniquement parce qu’ils sont des investisseurs universels. Il est nécessaire d’inciter ces derniers, pour que leurs engagements reflètent davantage les préférences et valeurs des clients et des citoyens. De leur côté, les régulateurs pourraient également encourager les investisseurs institutionnels à prendre en compte les avis de leurs clients et à apporter plus de clarté dans leurs votes sur les externalités négatives. Enfin, ces dernières ne sont pas prises en compte dans les outils d’évaluation utilisés en finance d’entreprise comme la valeur actuelle nette, qui est purement financière. Il faudrait les élargir en incluant des analyses coûts bénéfices ». Des recommandations à prendre en compte à l’heure où le réchauffement climatique devient de plus en plus inquiétant ! QUEL TYPE DE CONSEIL D’ADMINISTRATION EST-IL LE PLUS CRÉATEUR DE VALEUR À LONG TERME POUR LES ENTREPRISES AMÉRICAINES ? La bonne gouvernance des entreprises cotées, exercée par des conseils d’administration, est cruciale pour définir des stratégies adéquates et favoriser ainsi la création de valeur à long terme. Cependant, pour la littérature académique, l’impact des conseils d’administration échelonnés – dont une partie des membres est renouvelée chaque année – est négatif. Des chercheurs reviennent sur les anciens résultats et offrent un nouveau point de vue sur cette question. D’après l’article Staggered Boards and Long-Term Firm Value, Revisited, Journal of Financial Economics, Volume 126, 2017, écrit par Martijn Cremers, Lubomir P. Litov et Simone M. Sepe, ainsi qu’un entretien avec ce dernier. Entre les tentatives d’OPA (offres publiques d’achat), les pressions des fonds d’investissements activistes ou encore les obligations trimestrielles destinées à la communication financière, les dirigeants des entreprises cotées en Bourse doivent faire face à des exigences courtermistes, qui ne sont pas toujours compatibles avec des stratégies de développement et d’investissement à long terme. C’est dans ce contexte, parfois paradoxal, voire ambigu, que les membres des conseils d’administration exercent leurs fonctions liées à la gouvernance des entreprises. Or, cette dernière fait l’objet de nombreux débats, en particulier dans les pays développés, sur les bonnes pratiques à favoriser par les dirigeants. Certes, des codes de gouvernance imposés par la loi et/ou promus par des syndicats patronaux, ainsi que des associations de dirigeants font régulièrement l’objet de révisions ou de discussions entre les acteurs concernés, mais il n’existe pas de formule standard sur la bonne gouvernance. Aux États-Unis, par exemple, le droit des sociétés dépend directement des états fédérés, ce qui génère différentes règles du droit des affaires à l’intérieur du pays. Par ailleurs, la plupart de ces règles sont émises par défaut, signifiant que les parties contractantes peuvent les modifier comme elles le veulent, notamment les règles de gouvernance. En clair, la bonne gouvernance est loin de constituer une science exacte. LES CONSEILS D’ADMINISTRATION ÉCHELONNÉS LIMITENT LA PRESSION DES MARCHÉS FINANCIERS Outre-Atlantique, il existe deux types de conseil d’administration différents pour les sociétés cotées: le conseil d’administration unitaire qui comporte des membres élus à la même période, et, le conseil d’administration échelonné qui se divise en deux ou trois groupes d’administrateurs, où un seul est élu chaque année. « Lorsqu’une entreprise a un conseil d’administration échelonné, il faut au moins deux élections, soit deux ans, pour renouveler plus de 50 % des administrateurs et obtenir ainsi la majorité. Par conséquent, il est plus difficile pour les marchés financiers, incarnés par les actionnaires de faire pression sur les dirigeants pour obtenir de meilleures performances à court terme. Toutefois, certaines études académiques ont conclu que les conseils d’administration échelonnés favorisaient l’enracinement des dirigeants au détriment des intérêts des actionnaires. Ce sujet de recherche est donc très important aux États-Unis, car de nombreuses entreprises ont ce type de gouvernance », affirme Simone Sepe. LES CONSEILS D’ADMINISTRATION ÉCHELONNÉS SONT CORRÉLÉS À DE MOINDRES VALORISATIONS D’ENTREPRISES… Outre le risque d’enracinement des dirigeants et des administrateurs dans un conseil échelonné, une étude empirique – réalisée en 2005 par Lucian Bebchuk, spécialiste du droit, économiste et professeur à la Harvard Law School – a estimé que les conseils d’administration échelonnés ont tendance à faire baisser la valorisation des entreprises, qui se mesure avec le coefficient Q de Tobin. « Cet article démontre la corrélation entre les conseils d’administration échelonnés et une moindre valorisation des entreprises, sans en prouver la causalité. Il est vrai que cette structure de gouvernance est associée à des valorisations d’entreprises plus basses. Cela s’explique par le fait que les entreprises moins valorisées ont davantage intérêt à adopter un conseil d’administration échelonné pour réduire leur vulnérabilité face à une tentative de rachat. Dans nos travaux, nous avons souhaité identifier clairement le lien de causalité entre les conseils d’administration échelonnés et la valorisation des entreprises à long terme », souligne Simone Sepe. … MAIS DE NOUVEAUX RÉSULTATS DÉMONTRENT QUE LES CONSEILS D’ADMINISTRATION ÉCHELONNÉS AUGMENTENT LA VALEUR DES ENTREPRISES Pour comparer l’impact des conseils d’administration unitaires et échelonnés sur la valorisation à long terme des entreprises, les chercheurs ont d’abord collecté des données sur plus de 3 000 entreprises, cotées au S&P 1500, au cours de la période 1978-2015. Ils ont ensuite réalisé plusieurs types de travaux économétriques avant d’obtenir leurs résultats : « Dans nos travaux, la corrélation négative trouvée par Bebchuk n’est pas significative sur le plan statistique. Au contraire, nous avons trouvé un résultat opposé avec un lien de causalité clair : les entreprises ayant des conseils d’administration échelonnés ont de meilleures valorisations à long terme », assure Simone Sepe. Et d’ajouter : « La robustesse de nos résultats a été vérifiée et testée avec plusieurs techniques économétriques. Selon nos travaux, les conseils d’administration échelonnés augmentent la valorisation à long terme des entreprises, mesurée par le coefficient Q de Tobin, de 3,2 % ». Ce lien de causalité positif trouvé par les chercheurs s’explique par l’hypothèse des liens ou de l’engagement (bonding hypothesis), selon laquelle les administrateurs ne pourraient pas mettre en place une stratégie d’investissement à long terme en étant sous la pression constante des actionnaires et d’un changement total du conseil d’administration. En revanche, un conseil d’administration échelonné favorise l’engagement des administrateurs et des parties prenantes (clients, employés, fournisseurs…) sur le long terme, car il est moins soumis à la pression des actionnaires. « La surveillance des actionnaires est très importante, mais à court terme, environ deux, trois ans, ils ne devraient pas intervenir dans les politiques d’investissement des entreprises », recommande Simone Sepe. Parmi les entreprises, qui ont le plus intérêt à mettre en place cette structure de gouvernance, figurent celles qui ont d’importantes dépenses de recherche & développement (R&D), car ces investissements nécessitent du temps que les actionnaires ne sont pas toujours prêts à accorder. Enfin, dans leurs travaux, les chercheurs n’ont pas trouvé la preuve que les conseils d’administration échelonnés engendraient un risque d’enracinement des administrateurs et des dirigeants dans l’entreprise. Autant de résultats positifs qui plaident en faveur de ce type de gouvernance dans les entreprises cotées américaines. QUELS SONT LES LIENS ENTRE LA QUALITÉ DES INSTITUTIONS ET LA BALANCE COURANTE D’UN PAYS ? Les institutions d’un pays sont censées participer à son développement économique, mais dans certains pays, notamment d’Europe du sud, les institutions se sont significativement dégradées, bien avant la crise financière. Des chercheurs ont souhaité apporter des éléments théoriques et empiriques à ce phénomène. D’après l’article Institutional Quality and Capital Inflows: Evidence and Theory, écrit par Édouard Challe, Jose Ignacio Lopez et Eric Mengus, ainsi qu’un entretien avec Édouard Challe. Si les perspectives économiques de la zone euro se sont largement améliorées ces derniers temps, les stigmates de la crise financière se font toujours ressentir, en particulier dans les pays du sud de l’Europe (Espagne, Grèce, Italie, Portugal). Qui plus est, la crise des dettes souveraines, entre 2010 et 2012, a mis en lumière le manque de convergence des pays membres de l’Union monétaire et les difficultés de ses pays périphériques. D’ailleurs, dans ces derniers, les indicateurs sur la qualité de leurs institutions, établis par la Banque Mondiale, se sont dégradés dès la moitié de la décennie 1990, une période marquée par les préparatifs liés à l’entrée en vigueur de l’euro. Dans le même temps, ces quatre pays européens ont connu des balances courantes déficitaires, grâce à des entrées massives de capitaux étrangers, qui ont été alimentées par des conditions de financement extérieur favorables. « Suite aux problèmes économiques et financiers de la zone euro, nous avons souhaité étudier les dynamiques à l’œuvre dans l’union monétaire en essayant de comprendre les divergences entre les pays du « cœur » et ceux de la “périphérie” », indique Édouard Challe, tout en poursuivant : « Nous avons ainsi mis à jour un fait stylisé, qui porte sur la concomitance entre la dégradation des institutions des pays d’Europe du sud et le fait qu’ils aient reçu beaucoup de capitaux extérieurs, à la fois publics et privés ». Pour analyser ce phénomène de dégradation des institutions, les chercheurs ont comparé les indices WGI (World Governance Indicators) – compilés par la Banque Mondiale et regroupant plusieurs mesures telles que l’efficacité du gouvernement, les règles de droit ou encore la lutte contre la corruption – des quatre pays concernés avec le reste de la zone euro. « La qualité des institutions des pays d’Europe du sud s’est clairement dégradée par rapport aux autres pays de l’Union monétaire et plus généralement à ceux de l’OCDE entre 1996 et 2011 », confirme Édouard Challe. Pourtant, l’entrée en vigueur de l’euro avait la vocation initiale de créer des convergences politiques et économiques entre les pays membres de la zone, mais cette ambition n’a pas porté ses fruits. L’entrée en vigueur de l’euro avait la vocation initiale de créer des convergences politiques et économiques entre les pays membres de la zone, mais cette ambition n’a pas porté ses fruits. LA DÉGRADATION DES INSTITUTIONS NE SE LIMITE PAS AU SUD DE L’EUROPE Après avoir constaté la dégradation des institutions corrélée à des entrées massives de capitaux en Espagne, en Grèce, en Italie et au Portugal, les chercheurs ont voulu étendre leur étude à un panel plus large de pays, afin d’élargir leur échantillon et de confirmer ou d’infirmer le lien entre une balance courante excédentaire et la dégradation des institutions d’un pays. Selon les données disponibles, ils ont pu analyser 95 pays dans le monde : « Nos résultats économétriques montrent que la persistance des entrées de capitaux dans un pays donné est systématiquement suivie par la dégradation de ses institutions », assure Édouard Challe. Toutefois, cette relation n’a pas de causalité inversée, dans la mesure où de mauvaises institutions ne conduisent pas à une entrée massive de capitaux. LE RELÂCHEMENT DES CONTRAINTES FINANCIÈRES NE CONSTITUE PAS NÉCESSAIREMENT UN BON SIGNAL Au-delà des preuves empiriques, les chercheurs ont poursuivi leurs réflexions théoriques en s’appuyant sur des aspects micro-économiques et le concept dit de syndrome de la contrainte budgétaire souple (en anglais soft budget constraint) : « Cette théorie, développée par l’économiste hongrois Janos Kornai en 1979, explique l’incapacité pour un État socialiste à ne pas sauver une entreprise publique de la faillite, alors qu’il a déjà investi des fonds dedans en pure perte. Cette théorie a ensuite été généralisée à des pays développés où l’État avait un pouvoir de sauvetage des entreprises. Cette situation constitue un problème de pré-engagement très connu en microéconomie », explique Édouard Challe. Et d’ajouter : « Nous avons repris cette théorie, où la contrainte budgétaire d’un pays se relâche, pour l’appliquer à un modèle en économie ouverte recevant des entrées de capitaux, ce qui est inédit dans la littérature académique. » Concrètement, ce modèle incorpore la notion de projets extractifs, qui se définit par des projets bénéficiant uniquement à leurs propriétaires ou à leurs instigateurs, tout en nécessitant des fonds publics. « Ces projets sont inefficaces pour la société. Nous supposons que, plus un pays regorge de ce type de projets, plus la qualité de ses institutions est médiocre. Nous avons donc utilisé cet indicateur pour mesurer la qualité des institutions dans notre modèle », affirme Édouard Challe. DES TAUX D’INTÉRÊT FAIBLES INCITENT À LA PRISE DE RISQUE Avec cette partie théorique, les chercheurs ont pu confirmer les preuves empiriques, qui indiquent que les entrées massives de capitaux dans un pays entraînaient la dégradation de ses institutions. Cette dégradation institutionnelle s’explique par le syndrome de la contrainte budgétaire souple, qui incite les États à sauvegarder des entreprises ou des projets non rentables pour la société. En clair, lorsque les conditions de financement extérieur sont favorables, notamment avec de faibles taux d’intérêt, les sauvetages de projets non rentables pour la société (les fameux projets extractifs) sont moins coûteux, exacerbant ainsi le syndrome de la contrainte budgétaire souple. Dans ce contexte, les porteurs de projets sont incités à prendre des risques, en anticipant que l’Etat viendra à leur secours en cas de difficulté. De son côté, l’État est moins enclin à améliorer la qualité de ses institutions. « Cette situation constitue ainsi une double peine en faisant exploser à la fois l’endettement privé et public », conclut Édouard Challe. Dans une économie mondiale caractérisée par un endettement massif, en particulier dans le sud de l’Europe, ces nouveaux éclairages apportent des éléments de compréhension et des indications pour expliquer les liens entre la qualité institutionnelle et la balance courante d’un pays. À méditer du côté politique !
Download the english version here Quels projets faut-il soutenir pour assurer le bien-être de notre société sur le long terme ? Ces actions doivent-elles être menées au niveau des gouvernements, des entreprises, ou des individus ? Dispose-t-on des bons outils pour évaluer ces choix et nous assurer du comportement responsable des entreprises ? Les débats sur ces questions se sont intensifiés au cours de cette année 2018. Larry Fink, PDG de BlackRock, premier gestionnaire d’actifs au monde, a rappelé dans sa lettre aux actionnaires la responsabilité des entreprises: « La société exige que les entreprises, à la fois publiques et privées, se mettent au service du bien commun. Pour prospérer au fil du temps, toute entreprise doit non seulement produire des résultats financiers, mais également montrer comment elle apporte une contribution positive à la société. » En France, le Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises (PACTE) propose d’intégrer une dimension sociale et environnementale à la définition de l’objet social dans le Code Civil. Le chemin est encore long pour comprendre comment la finance peut conjuguer les intérêts des générations actuelles avec ceux des générations futures, et avec ceux des « parties prenantes » autres que les actionnaires et investisseurs. Depuis 10 ans, la Chaire Finance Durable et Investissement Responsable* (FDIR), de l’Ecole Polytechnique et Toulouse School of Economics (TSE), bénéficie du soutien de partenaires privés et de l’Institut Louis Bachelier pour apporter des réponses à ces questions. Ce nouveau numéro des Cahiers Louis Bachelier présente des travaux récents menés au sein de la Chaire. Christian Gollier présente dans une interview les difficultés d’intégrer le risque climatique dans les décisions d’investissement, où le problème de mesure de la valeur sociale des investissements se double de la complexité de coordonner les gouvernements, et d’intégrer le bien-être des générations futures. Il précise également le rôle que peuvent jouer les acteurs de l’investissement socialement responsable (ISR) pour soutenir des politiques d’investissement responsables. À travers une étude empirique inédite dans le contexte français, le deuxième article de Patricia Crifo examine la rentabilité des entreprises qui prennent des engagements socialement responsables. Le troisième article de Loredana Ureche-Rangau reprend l’argument du PDG de BlackRock, qui explique qu’un fonds universel intègre, par définition, un objectif de bien-être social. Il montre que cet objectif social conduit à des politiques différentes de celles d’un fonds qui a un mandat explicite de représentation des citoyens, comme le fonds souverain norvégien. Le quatrième article de Simone Sepe analyse la question de la « bonne » gouvernance des entreprises aux États-Unis. Il montre qu’une structure de gouvernance d’un conseil d’administration adéquate permet de s’affranchir des exigences de court terme des actionnaires, afin de développer des projets de long terme. Enfin, le dernier article d’Édouard Challe s’intéresse au rôle de la finance dans le développement des États, et montre que l’afflux de capitaux peut avoir un effet négatif sur la qualité des institutions chargées de la gouvernance. Bonne lecture ! Catherine Casamatta, Professeure de Finance, TSE et Toulouse School of Management, Université Toulouse 1 Capitole et membre de la chaire FDIR