Deux ans après l’adoption de l’accord de Paris, les alertes se sont multipliées à l’occasion de la COP23 : le monde n’est pas sur une trajectoire d’émission compatible avec un réchauffement global inférieur à 2 degrés Celsius. Tel est le constat préliminaire du One Planet Summit, convoqué à l’initiative d’Emmanuel Macron.

Renforcer l’action collective implique une meilleure coordination entre les acteurs. C’est le fil conducteur de ce numéro des Cahiers Louis Bachelier.
Le réchauffement résultant de l’accumulation du stock global de gaz à effet de serre, il n’y a pas de corrélation directe entre les coûts des actions engagées par chacun et les bénéfices qu’il peut en tirer. Individuellement, chaque partie a intérêt à jouer au « passager clandestin » pour bénéficier des actions engagées par les autres. Magistralement étudiée à l’échelle locale par Elinor Ostrom, la question de la coordination des acteurs pour protéger un bien commun se pose avec acuité dans le cas du climat.

La question du passager clandestin est abordée avec Christian de Perthuis dans le contexte de la réorientation de la stratégie énergie-climat aux États-Unis. Cette réorientation provoque de multiples réactions d’autres acteurs désireux de mieux se coordonner. Mais elle risque de favoriser la multiplication de passagers clandestins en utilisant l’annonce tonitruante du retrait américain pour freiner, voire miner, la mise en oeuvre de l’accord de Paris.

Boris Solier montre combien la transition bas carbone pose des questions nouvelles de coordination en matière de régulation. Depuis plusieurs décennies, l’Europe tente de construire un marché unifié de l’énergie. Le développement des énergies renouvelables met à mal l’architecture de ce marché basée sur la tarification marginale. L’Europe saura-t-elle trouver de nouvelles règles ? Un enjeu clef pour que développement des renouvelables rime avec bon fonctionnement du marché.

À côté des marchés énergétiques classiques, les marchés de quotas de CO2. Ces derniers permettent de faire émerger un prix du carbone, la valeur économique que nos sociétés accordent concrètement à la protection du climat. Simon Quemin analyse les conditions requises pour que des liaisons s’établissent entre marchés nationaux. Liaisons susceptibles à terme de renforcer le signal prix du carbone à l’échelle internationale.

Un bénéfice attendu de la tarification du carbone est la stimulation de l’innovation. Sait-on évaluer les progrès en matière d’innovation bas carbone ? Clément Bonnet nous met en garde contre les conclusions hâtives basées sur le simple comptage des brevets. Son approche qualitative conduit à une évaluation bien plus fine des progrès effectués en matière d’innovation pour viser la neutralité carbone. 

L’entretien avec Philippe Delacote concerne la transition forestière, un domaine clef pour cheminer vers la neutralité carbone, l’objectif visé par l’accord de Paris d’ici la fin du siècle. Nul déterminisme en la matière, mais une approche renouvelée qui montre l’équilibre à trouver entre la protection de
la forêt primaire existante et l’extension des plantations. Un volet méconnu, mais de première importance, des transitions énergétiques.

Bonne lecture !

Christian de Perthuis et Jacques Percebois de la Chaire Économie du Climat

 

CLIMATE ACTION: ISSUES OF COORDINATION BETWEEN ACTORS

ACCORD DE PARIS : QUAND LES ÉTATS-UNIS FONT CAVALIER SEUL

En dépit du caractère non contraignant de l’Accord de Paris sur le climat, entré en vigueur en novembre 2016, le président américain, Donald Trump, a annoncé le retrait des États-Unis, le 1er juin 2017, de ce cadre multilatéral. L’article, présenté ci-après, évalue les conséquences de cette décision unilatérale.

 

D’après l’article L’Accord de Paris : un « passager clandestin » nommé Trump, écrit par Christian de Perthuis, à la suite d’un entretien avec ce dernier.

Déjà affichés durant sa campagne électorale, la position climatosceptique de Donald Trump et son attrait pour les énergies fossiles se sont rapidement confirmés après sa prise de fonction. Moins de six mois après son investiture, le président américain a annoncé, le 1er juin dernier, le retrait de son pays de l’Accord international de Paris visant à contenir le réchauffement climatique à deux degrés Celsius au cours des prochaines décennies.

Certes, cette décision n’est pas encore effective, car les règles fixées par l’Accord de Paris imposent un délai de trois ans pour la sortie, mais elle envoie un signal négatif à la communauté internationale, d’autant plus que les États-Unis sont le deuxième émetteur de CO2 dans le monde et l’un des premiers par habitant.

LES ÉTATS-UNIS N’EN SONT PAS À LEUR PREMIER REVIREMENT

Les négociations climatiques internationales n’ont jamais été de tout repos, depuis qu’elles ont débuté en 1990, dans le cadre des Nations Unies.
De par le nombre important de parties prenantes (près de 200 pays), la recherche de compromis entre les États ayant des stades de développement économique hétérogènes est très compliquée. À cela s’ajoutent les positions
ambiguës de grands pays industrialisés, à l’instar des États-Unis qui ont toujours eu des difficultés à afficher un réel volontarisme en matière de climat.

La raison ? Un système institutionnel obligeant le pays à obtenir l’aval du congrès – qui ne manque pas de réfractaires – pour toute négociation internationale. Cela explique notamment la non-ratification du protocole de Kyoto en 1997 et l’échec du sommet de Copenhague de 2009.
En annonçant le retrait américain de l’Accord de Paris, la décision de Donald Trump constitue la troisième volte-face des États-Unis dans l’histoire des négociations climatiques. Pourtant, le consensus scientifique ne souffre d’aucun doute quant aux conséquences des activités humaines sur le réchauffement climatique, comme le montrent les projections sur le stock des émissions de carbone en 2030, qui ne permettrait pas de limiter la hausse des températures sous les deux degrés. Dans ce contexte où le deuxième émetteur mondial traîne des pieds pour accomplir la transition énergétique, Christian de Perthuis a dégagé et analysé les inconvénients et les avantages possibles de cette position qui s’assimile à celle d’un « passager clandestin ».

LA COURSE AMÉRICAINE AUX ÉNERGIES FOSSILE

Donald Trump a promis de rendre sa grandeur à l’Amérique au cours de sa campagne électorale. Dès sa prise de fonction, il a érigé les énergies fossiles (charbon, gaz et pétrole) en tant que priorité nationale pour défendre l’indépendance énergétique du pays et relancer des bassins d’emplois sinistrés. Et c’est sans surprise qu’il a obtenu ses meilleurs scores dans des États riches en énergie fossile comme le Wyoming ou le Dakota du Nord. Mais cette politique de réorientation en faveur des sources fossiles dont regorge le pays se heurte à de nombreuses réserves au plan interne. « Une grande partie du monde économique américain, notamment dans les secteurs de la nouvelle économie, est convaincu de la nécessité d’une transition énergétique. Il en est de même pour de nombreuses autorités infranationales représentées par les grandes villes et les États côtiers comme la Californie ou l’État de New York », constate Christian de Perthuis.

UN RISQUE D’EFFET DOMINO À D’AUTRES PAYS

En plus de freiner les volontés des États fédérés les plus ambitieux pour réduire le recours aux énergies fossiles, la décision de Donald Trump pourrait faire des émules auprès d’autres pays. « L’Accord de Paris se base principalement sur les ambitions de réduction des émissions de chaque pays, qui sont invités à rehausser graduellement leur ambition dans le temps. Or, le retrait américain pourrait inciter certains d’entre eux à limiter leurs efforts », estime Christian de Perthuis, tout en ajoutant : « Un effet domino plus explicite serait le départ d’autres grands pays producteurs d’énergies fossiles de l’Accord de Paris, même si pour le moment, on n’en prend pas le chemin ». 

Par ailleurs, le retrait américain de l’Accord de Paris va provoquer l’assèchement des financements en faveur du climat. Il faut dire que le pays de l’oncle Sam est le premier contributeur au Fonds vert pour le climat, pour les pays en développement, et au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

DES EFFETS DE REBOND SUSCEPTIBLES DE CONTRARIER LA POSITION AMÉRICAINE

Au-delà des risques, la décision américaine pourrait paradoxalement créer un renforcement des mesures de réduction des émissions de carbone prises par les pays restants dans l’Accord, comme la Chine ou l’Union Européenne (UE). Pour que ce scénario ambitieux se réalise, plusieurs conditions sont nécessaires.

D’abord, il est nécessaire d’instaurer des règles de mesures, de reporting et de vérifications des émissions dans chaque pays. Cet aspect important est absent de l’Accord de Paris et de nombreux pays en développement s’y sont opposés. « Un système indépendant de contrôle dans chaque pays est indispensable pour réduire les émissions de carbone dans le monde. On peut faire le parallèle avec les accords de désarmement nucléaire qui imposent une comptabilisation impartiale des ogives et des vecteurs de lancement », souligne Christian de Perthuis.

Ensuite, la mise en place d’un prix du carbone à un niveau contraignant pour tout le monde permettrait d’éviter la situation actuelle. Et, dans ce registre, l’UE devrait jouer un rôle moteur en réformant son système d’échange de quotas d’émission. « Les États-Unis sont clairement dans un rôle de passager clandestin, dans lequel ils préfèrent que les autres fassent des efforts. La solution pour que chaque pays soit au même niveau passe par un prix international du carbone permettant de faire payer le passager clandestin », affirme Christian de Perthuis.

Enfin, les autres pays vont devoir augmenter leurs financements pour le climat pour atténuer le tarissement des fonds américains. Si ces derniers points peuvent sembler très difficiles à réaliser, l’espoir reste encore de mise. « L’Accord de Paris a du potentiel, mais il nécessite de mettre en place de puissantes incitations économiques », qu’appelle de ses vœux le chercheur. 

UN NOUVEAU CASSE-TÊTE À BRUXELLES : CORRIGER LES DYSFONCTIONNEMENTS D’UN MARCHÉ ÉNERGÉTIQUE À 28

La Commission européenne a publié, le 30 novembre 2016, un ensemble de propositions, visant à réformer et à renforcer l’intégration du marché énergétique européen, en particulier la production d’électricité. Si cette volonté de faire converger les politiques s’inscrit dans le bon sens, elle pèche sur plusieurs aspects importants.

 

D’après l’article The Clean Energy Package: Are its objectives always consistent? écrit par Anna Creti, Jacques Percebois et Boris Solier, ainsi qu’un entretien avec ce dernier.

Alors que la politique de l’énergie a longtemps avancé en ordre dispersé sur le Vieux continent, la Commission européenne a souhaité favoriser la convergence des politiques nationales, par le biais d’un ensemble de textes et directives successifs appelés « paquets énergie-climat ». Le dernier en date qui a été annoncé en 2014 ambitionne d’atteindre, d’ici à 2030, au moins 27 % d’énergies renouvelables (ENR), 27 % d’efficacité énergétique en plus et 40 % d’émissions de gaz à effet de serre en moins, par rapport à 1990.

Et ces objectifs ont été confirmés dans les 5 000 pages du « Clean Energy for all Europeans », publié le 30 novembre 2016. Ces documents denses et techniques regroupent des propositions de réformes du marché européen de l’énergie qui sont actuellement en discussion, avant d’être soumis à un vote au parlement, puis à une éventuelle application.

Ces propositions ambitionnent d’accroître l’intégration des marchés électriques en Europe et de renforcer la cohésion entre les politiques énergétiques nationales, en plaidant notamment pour une réforme des mécanismes de soutien aux ENR et une plus grande ouverture des mécanismes des capacités en Europe.
Pour y voir plus clair sur la cohérence et les ambitions de ces textes abondants et peu abordables pour le commun des mortels, Anna Creti, Jacques Percebois et Boris Solier ont décortiqué les propositions bruxelloises en y appliquant des modélisations spécifiques au marché de l’énergie.

AMÉLIORER LE FONCTIONNEMENT DES MARCHÉS DE GROS DE L’ÉLECTRICITÉ

Aujourd’hui, les marchés de gros de l’électricité en Europe, sur lesquels transitent les offres des énergéticiens, ne transmettent plus les bons signaux car les prix de l’électricité sont trop faibles.

« La Commission s’est rendu compte que ces marchés de gros ne permettaient pas de recouvrir la totalité des coûts du fait des prix trop bas induits par le développement massif des ENR dans un contexte de stagnation de la demande d’électricité. En proposant de supprimer le plafonnement des prix sur les marchés (3 000 €/MWh), la Commission espère ainsi que les producteurs pourront récupérer leurs coûts pendant les pics de prix », analyse Boris Solier. 

Cette faiblesse des prix de l’électricité s’explique notamment par l’augmentation du poids des ENR subventionnées qui produisent à un coût marginal nul. Par conséquent, la rentabilité des autres sources de production (centrale à gaz, charbon, nucléaire) est soumise à rude épreuve. 

Pour remédier à ce problème et apporter des revenus additionnels aux fournisseurs, les pays européens ont mis en place des mécanismes de capacité dont les règles de fonctionnement sont très différentes. Ces systèmes impliquent que chaque fournisseur détienne des garanties de capacité permettant de couvrir la consommation électrique de ses clients.

« Au nom de la construction du marché unique, la Commission recommande aux États d’ouvrir les marchés de capacités nationaux aux capacités situées dans les autres États membres. Elle souhaite par ailleurs en exclure les moyens de production les plus émetteurs de CO2 tels que les centrales à charbon. Toutefois, à court terme, les centrales qui émettent beaucoup de carbone ne seront pas exclues des marchés de capacité, la mesure ne concernant que les nouvelles centrales. Cela pose un problème de cohérence quant aux objectifs de réduction des émissions de CO2 »,explique Boris Solier.

LES SUBVENTIONS DES ENR NE SONT PAS ADAPTÉES

Même si les ENR, en particulier de sources solaire ou éolienne, ont nettement gagné en compétitivité à mesure de leur diffusion, elles créent des distorsions sur les marchés de l’électricité, surtout au niveau des prix.

Bruxelles souhaite donc inverser la vapeur en supprimant l’accès prioritaire des ENR aux réseaux électriques et à terme les subventions.« Progressivement, les subventions aux ENR ne se justifient plus dès lors que ces énergies deviennent compétitives. La mesure aura peu d’impact au niveau des marchés car les ENR seront toujours prioritaires dans la mesure où leur coût marginal de production est nul. En revanche, elles ne seront plus prioritaires au niveau du dispatching effectué par le gestionnaire de réseau », juge Boris Solier.

LE PRIX DU CARBONE RESTE EN SUSPENS

Parmi les autres incohérences constatées par les chercheurs dans la stratégie européenne figure l’absence de référence au prix du carbone, et ce en dépit de l’atonie du système d’échange européen de quotas de CO2.

Pourtant, un prix du carbone significatif (contre autour de 7 euros/tonne actuellement) permettrait de réduire les émissions, tout en favorisant le recours aux ENR. « Même si la réforme du marché carbone fait l’objet d’un traitement distinct, il est curieux que les questions relatives à la tarification des émissions ne soient pas abordées dans ces propositions de réformes émises par la Commission. Les interactions entre les politiques énergie-climat jouent en effet un rôle important dans la crise actuelle des marchés. Traiter ces questions séparément revient à agir sur les symptômes sans se préoccuper des causes de la maladie », déplore Boris Solier.

LA TARIFICATION DE L’ÉLECTRICITÉ DOIT ÉVOLUER

Alors que les prix de l’électricité sont à la peine sur les marchés de gros pour les raisons évoquées plus haut, Bruxelles ne s’est pas penchée sur la question de la tarification, qui doit nécessairement évoluer pour tenir compte des évolutions technologiques et de l’essor des ENR. 

Pour l’heure, les réseaux électriques en Europe sont tarifés pour l’essentiel en fonction des quantités consommées. Mais, le développement à venir de l’autoconsommation (des particuliers consommant directement l’électricité qu’ils produisent grâce aux ENR) va bouleverser ce modèle tarifaire.

De fait, ces auto-consommateurs ne feront appel aux réseaux électriques que lorsque leur propre production sera insuffisante. « Du fait de la tarification actuelle des réseaux de distribution, majoritairement assise sur la quantité d’électricité soutirée et très peu sur la capacité réservée, le développement de l’autoconsommation va mettre sous pression le financement des réseaux. Pour accompagner cette évolution sans mettre en péril le financement des réseaux qui présentent dans ce cas une valeur assurantielle forte, il faut accroître la part puissance des tarifs », affirme Boris Solier. 

Et de conclure : « Cet ensemble de réformes proposé par la Commission va dans le bon sens car il tire en partie les leçons des erreurs passées. Cela dit, l’effort d’harmonisation et de cohérence des politiques que tente d’impulser la Commission demeure timide au regard des enjeux. Le risque n’est pas tant de manquer les cibles mais d’atteindre ces objectifs à des coûts prohibitifs ». 

COORDINATION INTERNATIONALE : FAUT-IL RELIER LES SYSTÈMES D’ÉCHANGES DE QUOTAS DE CO2 ?

Les systèmes d’échanges de quotas de CO2 sont un outil coût efficace pour réduire les émissions de carbone, mais la plupart des systèmes déjà existants fonctionnent en autarcie. L’article, présenté ci-après, propose un modèle théorique permettant d’analyser les mécanismes sous-jacents et les bénéfices associés aux connexions multilatérales entre ces systèmes.

 

D’après l’article A theory of gains from trade in multilaterally linked ETSs, écrit par Baran Doda, Simon Quemin et Luca Taschini, ainsi qu’un entretien avec Simon Quemin.

La limitation des températures, à deux degrés Celsius dans le monde, durant les prochaines décennies, passe nécessairement par une réduction des émissions de carbone. Cet objectif, important pour l’avenir des générations futures, est d’ailleurs inscrit à l’Accord de Paris, ratifié en décembre 2015 et entré en vigueur en novembre 2016.

En vue de se rapprocher de cette cible – qui sera toutefois difficile à atteindre, selon les dernières estimations scientifiques –, la tarification du carbone est indispensable pour développer des solutions alternatives bas carbone et inciter les industriels à réduire leurs émissions. Dans ce registre, les systèmes d’échanges de quotas de CO2 – connus également sous le sigle anglais ETSs pour emissions trading systems – ont un rôle majeur à jouer, en dépit du fait que leur développement actuel est encore loin du niveau attendu, loin s’en faut.

Plusieurs juridictions dans le monde ont ainsi adopté ce type de mécanisme, comme l’Union européenne (UE) dès 2005, la Suisse, la Corée du Sud, sept provinces chinoises (un système national devrait être mis en place sous peu), la Californie, le Québec, l’Ontario ainsi qu’une dizaine d’États du nord-est des États Unis (RGGI). Et d’autres ETSs sont amenés à être créés dans un avenir proche.

Or, pour l’heure, les liaisons entre ces différents ETSs n’existent pratiquement pas, à l’exception de la Californie et du Québec, qui seront rejoints par l’Ontario dans une coalition tripartite début 2018. L’UE et la Suisse sont également en passe de relier leurs marchés respectifs à horizon 2020.

« Les liaisons entre ETSs consistent à connecter les marchés entre eux, en rendant différents permis d’émission fongibles et en permettant ainsi de les échanger entre les juridictions participant à une coalition. Bien que ce mécanisme émerge timidement en pratique, il est intéressant économiquement parlant, car les gains à l’échange sont plus élevés lorsque le marché est étendu. L’efficience, en termes de coûts d’atteinte d’une cible de réduction d’émission donnée, d’un marché intégré est également meilleure par rapport à des marchés fragmentés », souligne Simon Quemin.

DEUX APPORTS INÉDITS POUR LA LITTÉRATURE ACADÉMIQUE

Les travaux scientifiques se sont principalement concentrés sur l’étude de liaisons bilatérales, notamment au travers d’études de cas comme par exemple entre les ETSs européen et californien. Les chercheurs se sont alors intéressés à cette question en introduisant deux caractéristiques inédites.

« Nos travaux incorporent le multilatéralisme, qui peut s’assimiler à un jeu de Lego avec plusieurs briques se liant les unes aux autres. Dans notre cadre, les différentes briques correspondent aux juridictions disposant d’ETSs fonctionnant en autarcie. Le second apport réside dans l’introduction formelle d’incertitude sur les demandes en permis des différentes juridictions. Notre objectif était de pouvoir calculer facilement les bénéfices économiques induits par une liaison multilatérale entre ETSs et de comprendre leurs déterminants de façon analytique », explique Simon Quemin.

LES LIAISONS ENTRE ETSs PROCURENT DEUX TYPES DE GAINS

Les gains économiques issus d’une liaison entre ETSs sont dus à l’harmonisation du prix des quotas de CO2 entre les systèmes reliés en fonction de l’offre et de la demande dans les zones concernées.

Dans leur modélisation, ces gains proviennent de deux sources : d’une part, de la différence d’ambition – et donc de prix d’autarcie moyens – entre les systèmes partenaires ; d’autre part, d’un partage des risques sur les chocs de demande idiosyncratiques – et donc à l’absorption de la volatilité des prix d’autarcie au sein du système relié. Ces deux sources de gains sont positives et plaident donc pour l’intégration des ETSs.

« De plus, créer des liens entre ETSs est un mécanisme superadditif, c’est-à-dire que les gains associés à la liaison entre des coalitions d’ETSs disjointes ne peuvent être moindres que la somme des gains générés par ces coalitions en autarcie », indique Simon Quemin.

UN MODÈLE FLEXIBLE POUR ÉCLAIRER LES DÉCIDEURS PUBLICS

Pour identifier les gains à relier des ETSs dans un cadre multilatéral, les chercheurs ont effectué un travail de décomposition visant à les isoler et à les répartir entre les différentes parties prenantes. Un résultat essentiel est que les gains à former une coalition d’ETSs peuvent être décomposés en fonction des gains générés par les liaisons bilatérales internes à cette coalition.

De fait, la flexibilité du modèle issue de ce résultat de décomposition associée à une calibration sur données historiques d’émissions des pays permet de calculer la répartition des gains individuels au sein d’un système relié multilatéralement, et ainsi d’opérer à une classification des préférences en termes de liaisons des différentes juridictions. Si le travail d’analyse formelle et statistique des chercheurs s’est parfois révélé ardu, il confère donc des applications quantitatives concrètes pour les décideurs publics.

UN MARCHÉ GLOBAL SERAIT LA MEILLEURE SITUATION POUR L’INTÉRÊT GÉNÉRAL

Ce travail montre notamment qu’un marché global serait la meilleure situation pour l’intérêt général, car il permettrait d’atteindre l’objectif agrégé de réduction d’émission au moindre coût et pourrait ainsi conduire à relever les niveaux d’ambition des juridictions.

Toutefois, force est de constater que, malgré quelques initiatives mentionnées plus haut, les systèmes multilatéraux ne sont pas encore au goût du jour, car ce qui relève de l’intérêt collectif ne profite pas forcément à toutes les juridictions participantes. « Un marché global est davantage bénéfique pour la société, mais il ne fait pas l’unanimité. En effet, chaque pays n’a pas nécessairement de bénéfices à intégrer un système plus étendu et a fortiori le marché global. En clair, les préférences des pays en termes de marchés joints ne sont pas concordantes, ce qui rend difficile l’adoption d’un accord de liaison », précise Simon Quemin.

Néanmoins, à l’heure où la transition énergétique se fait de plus en plus pressante, les pays vont devoir redoubler d’efforts pour la sauvegarde de notre planète. Par conséquent, la piste des liaisons entre ETSs constitue une option tangible sur laquelle les décideurs pourraient s’appuyer. 

INNOVATIONS BAS CARBONE : AU-DELÀ DU NOMBRE, L’ENJEU DE LA QUALITÉ DES BREVETS

Pour contenir le réchauffement climatique, les innovations sur les technologies bas carbone doivent se développer. Dans ce but, de nombreux pays ont mis en place des politiques de soutien à l’innovation bas carbone dont l’évaluation est cependant rendue difficile par le manque d’une mesure robuste de l’innovation.

 

D’après l’article Measuring Inventive Performance with Patent Data: an Application to low Carbon Energy Technologies, écrit par Clément Bonnet, ainsi qu’un entretien avec l’auteur.

Si l’innovation est au cœur du développement économique et de la création de valeur, comme l’ont démontré de nombreux économistes, à l’instar de l’autrichien Schumpeter au début du XXe siècle, elle paraît parfois abstraite, voire difficilement mesurable sur le plan qualitatif.

Très souvent, pour illustrer la capacité d’innovation d’un pays, les médias utilisent le nombre de brevets déposés comme un indicateur représentatif. Pourtant, toutes les innovations brevetées ne se valent pas et, en omettant leur dimension qualitative, le compte de brevets offre une mesure biaisée de l’innovation. La Chine en est le parfait exemple : ces dernières années, elle est devenue le premier pourvoyeur de brevets dans le monde, sans pour autant être la plus innovante technologiquement.

En matière de climat, les observations ci-dessus s’inscrivent dans une problématique encore plus cruciale dans le contexte actuel de réchauffement climatique, alors que le secteur énergétique représente 46 % des émissions dans le monde.

Selon les scénarios du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC), la limitation de la température moyenne à deux degrés Celsius exige un déploiement massif des énergies renouvelables (ENR) et des procédés de captation et de stockage du carbone. « Ces scénarios impliquent la mise en place de politiques de soutien à l’innovation bas carbone très ambitieuses. Toutefois, il est difficile d’évaluer l’efficacité de ces politiques sans disposer d’une mesure qualitative de l’innovation. », affirme Clément Bonnet.

Il ressort de l’étude que la corrélation entre les prix du pétrole et l’innovation bas carbone est très forte, confirmant ainsi la théorie de l’innovation induite par les prix : le besoin d’un signal-prix par la taxation du CO2 est un levier majeur pour stimuler les solutions décarbonées et accomplir la transition énergétique.

LA QUALITÉ DES BREVETS EST TRÈS HÉTÉROGÈNE

Malgré une littérature académique abondante sur l’innovation, évaluer la qualité des brevets reste un exercice difficile car plusieurs méthodes existent débouchant sur des résultats différents, en fonction des critères retenus.

Qui plus est, la grande quantité de brevets déposés engendre une qualité très hétérogène, très complexe à identifier. Quant à la qualité des innovations des technologies bas carbone, elle reste relativement peu étudiée. « L’objectif de mon travail de recherche a été de synthétiser les informations des différentes caractéristiques d’un brevet sur les technologies bas carbone pour obtenir une mesure unique de sa qualité », explique Clément Bonnet, qui poursuit : « La qualité d’un brevet s’exprime par la valeur économique de l’invention imputable à l’avancée technologique que renferme cette invention ».

UNE MODÉLISATION POUR PRENDRE EN COMPTE PLUSIEURS INDICATEURS

Pour construire une mesure robuste de la qualité des brevets dédiés aux technologies bas carbone, Clément Bonnet a centré son étude sur sept grands pays industrialisés (Allemagne, Danemark, Espagne, États-Unis, France, Pays- Bas et Royaume-Uni), sur la période 1980- 2010, en analysant les données de 28 951 brevets publiés, portant sur 15 technologies bas carbone (éolien, photovoltaïque, smart grids, hydrogène, capture et stockage du carbone…). Il a ainsi dégagé quatre indicateurs principaux : la portée géographique du brevet, l’ampleur technologique de l’invention sur un ou plusieurs secteurs, le nombre de citations reçues cinq ans après la publication du brevet et le nombre de citations faisant référence à des inventions antérieures.

Puis, il a développé un modèle statistique à facteur latent pour intégrer les différentes métriques retenues. « Cette modélisation permet d’identifier une caractéristique inobservable qu’est la qualité des brevets, à l’aide de caractéristiques observables que sont les métriques retenues. En observant comment réagissent entre elles les métriques, nous pouvons dégager une mesure robuste de la qualité d’un brevet. », explique Clément Bonnet.

Les résultats permettent de mesurer, à l’aide d’un indice, le degré de spécialisation des sept pays sur les 15 technologies bas carbone étudiées. Ces informations permettent notamment d’orienter les États dans leurs politiques publiques, selon leurs avantages technologiques respectifs dans les différentes filières. Et c’est sans surprise que la France est le leader incontesté dans le nucléaire. Avec une telle avance, les autres pays n’auraient pas d’intérêt à se lancer dans cette technologie.

Dans l’éolien, l’Allemagne, l’Espagne et le Royaume-Uni ont un degré de spécialisation élevé, mais c’est le Danemark qui est le plus en pointe dans ce domaine : « Quand l’on considère les 10 % d’inventions éoliennes de meilleures qualité, le Danemark y a un poids huit fois supérieur par rapport à son poids dans la totalité des brevets des technologies de l’énergie bas-carbone. », souligne Clément Bonnet. Du côté du solaire photovoltaïque, aucun pays ne présente d’avance significative et la construction d’un leadership technologique reste à entreprendre via des politiques publiques. En revanche, sur les smart grids, les États-Unis et le Royaume- Uni se distinguent particulièrement des cinq autres pays.

LES TECHNOLOGIES LES PLUS PROMETTEUSES ONT BESOIN D’UN SOUTIEN PUBLIC

Outre la spécialisation entre pays, le chercheur a également mesuré les différences de dynamique dans la qualité des technologies, afin d’identifier les secteurs les plus prometteurs. Par exemple, dans le nucléaire, la qualité moyenne des brevets a fortement diminué depuis 1990. Les meilleures innovations dans ce domaine ont, en effet, eu lieu entre 1980 et 1990.

À l’inverse, dans l’éolien et le photovoltaïque, la qualité moyenne des brevets a beaucoup augmenté entre 2000 et 2010. « Ces résultats suggèrent que l’allocation des fonds publics à l’innovation sur une seule technologie bas carbone n’est pas la politique la plus pertinente, car, à terme, elle perd en qualité. L’idéal serait de développer plusieurs technologies en même temps. Par exemple, la France est bien positionnée dans l’hydrogène par rapport aux autres pays. Une impulsion publique dans ce secteur pour acquérir une position de leader serait une bonne stratégie, tout en conservant son avance dans la filière nucléaire », conclut Clément Bonnet.

LA TRANSITION FORESTIÈRE : LE VOLET MÉCONNU DE LA TRANSITION BAS CARBONE

La déforestation tropicale, majoritairement présente dans les pays en développement et émergents, a des conséquences négatives directes sur l’environnement et le changement climatique. Dans ce contexte, l’observation et l’analyse sur le plan économique des dynamiques de déforestation doivent prendre en compte un horizon de long terme.

 

D’après les articles L’analyse économique de la transition forestière : quels apports à la lutte contre la déforestation ? écrit par Philippe Delacote, Serge Garcia et Julien Wolfersberger et The Economic Analysis of the forest transition : a review, écrit par Edward B. Barbier, Julien Wolfersberger et Philippe Delacote, ainsi qu’un entretien avec ce dernier.

Le phénomène de déforestation revient périodiquement dans l’actualité au fur et à mesure que l’Homme grignote des terres dans des zones telles que l’Amazonie, le bassin du Congo ou l’Asie du Sud-Est, notamment en Indonésie. Rien qu’en 2016, 29,7 millions d’hectares de forêts ont disparu dans le monde, ce qui correspond à la superficie de la Nouvelle Zélande, d’après la plateforme spécialisée Global Forest Watch.

En dépit des prises de conscience de l’importance de sauvegarder les forêts, la déforestation poursuit dangereusement sa progression, alors qu’elle représente la quatrième source d’émission de carbone dans le monde. Ce phénomène génère, en effet, du CO2 avec les engins utilisés pour transformer les forêts et surtout par la libération dans l’atmosphère de CO2 contenu initialement, avec la photosynthèse, dans les arbres abattus.

Dans ce contexte alarmant, qui va de pair avec le réchauffement climatique, la compréhension et l’analyse de la déforestation sous l’angle de la transition forestière sont particulièrement intéressantes et importantes.

QUE DIT LA THÉORIE DE LA TRANSITION FORESTIÈRE ?

À l’origine, la théorie de la transition forestière est un concept issu de la géographie. Elle a été développée au début des années 1990, avant d’être reprise par des économistes. Elle vise à étudier la déforestation d’un pays sur une période de long terme. Concrètement, il s’agit d’observer l’évolution du couvert forestier d’une entité géographique, à travers le temps, et de déduire les étapes clés de ce phénomène néfaste pour l’environnement.

Cette théorie, confirmée par les observations empiriques effectuées sur certains pays, implique trois étapes distinctes au cours du temps. Au départ, un pays ou une région dispose d’un couvert forestier élevé et d’une faible déforestation. Puis, une phase de déforestation rapide et une réduction du couvert forestier se manifestent. La troisième et dernière étape se caractérise par la stabilisation et un éventuel accroissement du couvert forestier, qui se définit par le terme dit de « point de retournement ». Graphiquement, la transition forestière prend la forme d’une courbe en J inversée.

« La transition forestière est fortement corrélée au stade de développement économique d’un pays. Au début, un pays développe son agriculture, ce qui nécessite de prendre des terres sur le couvert forestier. Plus cette activité s’intensifie avec l’utilisation de machines, plus elle a besoin de s’étendre. Dans un second temps, l’économie se diversifie dans d’autres secteurs, ce qui peut relâcher un peu la pression sur les forêts. Enfin, dans la dernière étape, les forêts ont diminué et deviennent plus rares. Ces trois stades expliquent la hausse de la déforestation et peuvent conduire au fameux point de retournement, dans lequel le couvert forestier reprend une pente ascendante », explique Philippe Delacote.

Au vu de cette théorie, il est évident que ce sont les pays en développement, qui sont le plus concernés par la transition forestière, car les pays industrialisés l’ont déjà accomplie. En termes de politiques, il faut également rappeler que la question de la déforestation est fortement absente du protocole de Kyoto de 1997 et qu’elle a commencé à émerger dans les années 2000, lorsque les pays en développement se sont investis plus activement des questions climatiques.

La théorie de la transition forestière possède plusieurs avantages : « Elle permet d’avoir une vision sur la déforestation cumulée d’un pays à long terme et d’observer le stock de forêt existant, ce qui constitue un complément intéressant aux études périodiques effectuées sur ce sujet. Elle a aussi permis une meilleure compréhension des raisons pour lesquelles la déforestation s’est arrêtée, ce qui est une source d’information importante pour analyser ce phénomène », affirme Philippe Delacote.

LES FORÊTS SECONDAIRES N’ONT PAS LES MÊMES VERTUS POUR L’ENVIRONNEMENT

Outre l’observation du couvert forestier, la transition forestière permet d’analyser les différentes dynamiques à l’oeuvre. Une déforestation rapide et courte dans le temps n’a pas les mêmes conséquences que si elle est continue sur une longue période. De ce fait, l’atteinte du point de retournement peut s’avérer plus ou moins lointain. Or, ces différentes situations n’ont pas les mêmes conséquences sur l’environnement. « Les forêts anciennes séquestrent énormément de CO2 et recèlent beaucoup de biodiversité, tandis que les forêts secondaires, plantées après le point de retournement, sont moins riches en biodiversité et présentent des dynamiques de séquestration différentes. Il est très important de distinguer les deux », affirme Philippe Delacote.

DES POLITIQUES VARIÉES À MENER EN FONCTION DE LA TRANSITION FORESTIÈRE

Avec la théorie de la transition forestière, il est possible d’impulser différentes politiques de préservation, qui doivent dépendre du stade d’avancement de chaque pays. Par exemple, le Brésil, qui a déjà connu une importante phase de déforestation, doit plutôt mener des politiques incitatives sur le plan financier pour maintenir son couvert forestier.

À l’inverse, il est préférable pour un pays comme le Congo, qui est au début de sa transition forestière, de se concentrer sur l’amélioration de la gestion des forêts, afin d’éviter une phase rapide et importante de déforestation. Enfin, plus les institutions d’un pays sont fortes avec une faible corruption, plus il aura tendance à protéger son couvert forestier. Si les négociations climatiques patinent et semblent opposer les pays du nord et ceux du sud, force est de constater que la problématique du réchauffement climatique concerne tout le monde sur la planète. Les décideurs devraient se pencher ainsi davantage sur les apports de la recherche scientifique dans ce domaine.